Le Qatar, mais pourquoi?
Le Qatar est une petite monarchie du Golfe dont l’économie repose quasiment entièrement sur l’exportation du gaz et de pétrole.
Depuis deux décennies, ce petit État (à peine trois fois plus grand que la Ville du Grand Sudbury, en Ontario) a développé une diplomatie multivectorielle fort remarquée afin d’étendre son influence. C’est d’abord la création, en 1996, de la chaine d’information en continu, Al Jazeera, qui va faire connaitre ce pays.
Le Qatar a aussi réussi un tour de passe-passe en obtenant – directement – le statut de membre associé à l’Organisation internationale de la francophonie sans d’abord y avoir été admis comme État observateur comme le veut la coutume, et sans respecter la règle selon laquelle le français doit être « d’ores et déjà l’une des langues officielles ou d’un usage habituel et courant » dans le pays. Est-il nécessaire de préciser que les francophones sont quasiment inexistants au Qatar?
Sur le plan de la diplomatie culturelle, les autorités qataries ne sont pas en reste. Pour concurrencer le musée du Louvre Abu Dhabi, l’émir du Qatar a commandé au célèbre architecte français Jean Nouvel, la Rose des sables, qui accueille maintenant le Musée national du Qatar. Cette vitrine se veut un incontournable dans la stratégie des dirigeants du pays pour vendre une image de modernité au reste du monde… et aux touristes qui voyagent sur les ailes de Qatar Airways.
Or, l’instrument sur lequel l’émirat a le plus misé est la diplomatie sportive, qui est considérée comme un enjeu stratégique pour le pays. Des milliards de gazodollars ont donc été investis dans l’achat de clubs de soccer prestigieux, comme le PSG, ou encore dans le tournoi de tennis de Doha.
Fortes de leur succès dans la tenue des championnats du monde d’athlétisme en 2019 et après leur échec à devenir l’hôte des Jeux olympiques d’été en 2016 et 2020, les autorités de Doha ont réussi à attirer la Coupe du monde de la FIFA 2022 après une intense stratégie de lobbying et de très forts soupçons de corruption qui monopolisent les justices américaine, française et suisse. Rien de moins!
Alors où est le problème?
La tenue de la Coupe du monde de la FIFA au Qatar est tout d’abord un véritable désastre environnemental, puisque l’émirat a construit sept stades, une ville entière, des centaines d’hôtels, un métro et un nouvel aéroport pour seulement trois semaines d’évènements et 2,8 millions de résidents (dont 90 % n’ont pas la citoyenneté qatarie) qui étaient déjà bien lotis du point de vue des infrastructures. Bref, du béton et de la pollution pour pas grand-chose.
Quelque 3,6 millions de tonnes équivalent CO2 émises pour rien qui contribueront au réchauffement de la planète… et du Qatar! Rappelez-vous les conditions météo extrêmes pendant les Mondiaux d’athlétisme de 2019.
Pour ce Mondial de soccer, il a fallu que les joueurs usent de tout leur poids pour que la compétition ne se déroule pas en été, mais sous un temps de novembre plus clément.
C’est ensuite un désastre humanitaire puisque le Qatar, comme pour le reste de son économie au demeurant, repose sur une main-d’œuvre étrangère venue principalement d’Asie du Sud qui est plus que piètrement traitée. En réalité, les mauvais traitements et les mauvaises conditions de travail de ces travailleurs n’ont cessé de défrayer la chronique depuis l’attribution de la coupe au Qatar.
Je dis travailleurs, mais on a plutôt à faire à de l’esclavage moderne, les salaires étant tellement ridicules… quand ils sont payés!
Dès 2014, Amnistie internationale avait tiré la sonnette d’alarme en parlant de travail forcé. Selon une enquête du Guardian, quelque 6 500 travailleurs étrangers seraient morts sur les chantiers. Un cout humain énorme qui s’ajoute aux 200 milliards de dollars américains déboursés pour l’organisation de ce Mondial.
Le sport comme outil de mobilisation des citoyens du monde
Toute cette situation est bien dommage, d’autant plus qu’elle fait suite aux controversés Jeux olympiques d’hiver de Sotchi et à ceux d’été de Beijing. Nous sommes en droit de nous attendre à ce que ces grands rassemblements sportifs ne soient pas, ou ne soient plus, de véritables gabegies et autres désastres écologiques et qu’ils soient respectueux des droits de la personne.
On le sait, le sport rassemble au-delà des différences. Il permet la communion entre les peuples de la planète. Plus d’un milliard de personnes (soit une personne sur huit) suivent les Jeux olympiques ou la Coupe du monde de soccer.
De tels évènements sont les seuls moments donnés à l’humanité partout sur la planète de vivre une même expérience. Leur potentiel émancipateur, de moteur de changement social, est donc colossal.
L’histoire retiendra plusieurs de ces grands moments. La Coupe du monde de rugby qui se déroule en Afrique du Sud en 1995 alors que le pays vient tout juste de connaitre ses premières élections libres. Mandela, fraichement élu, y verra là l’occasion unique de lancer la réconciliation. Et, dans ce sport de Blancs, les Springboks qui avaient tant incarné l’apartheid et son idéologie deviendront désormais le symbole de la Nation arc-en-ciel. J’arrêterai ici puisque Clint Eastwood a magistralement raconté cette histoire dans son film Invictus (2009).
On peut également penser au match de la Coupe du monde de la FIFA de 1998 qui a opposé les États-Unis à l’Iran et qui a fait plus en 90 minutes que 20 ans de diplomatie. Les joueurs des deux équipes nationales enverront paitre les dirigeants qui leur avaient interdit de fraterniser et s’en donneront à cœur joie lors d’une séance photo qui a marqué l’histoire.
Comme partisans ou téléspectateurs, on n’en est pas moins citoyens. On ne peut pas faire abstraction des enjeux politiques et économiques astronomiques de ces grandes messes sportives. Et c’est là où chacun d’entre nous détient une petite parcelle de pouvoir pour faire changer les choses.
Alors on regarde les matchs ou non?
Le Canada a très peu parlé des problèmes éthiques majeurs qu’a soulevés l’attribution de cette Coupe au Qatar. Nous sommes trop occupés à discuter du fait que, pour la première fois de notre histoire, nous nous sommes qualifiés pour cette Coupe, une victoire en soi.
Mais en même temps, si nous voulons célébrer cet exploit et soutenir notre équipe, nous ne pouvons rester silencieux devant le désastre humain et environnemental de cette Coupe. Pour jouer un rôle sur la scène mondiale, le Canada n’a rien d’autre à avancer que son identité d’État démocratique modèle, respectueux des droits de la personne.
Que faisons-nous face aux interrogations soulevées par ce Mondial? Les appels au boycottage se multiplient un peu partout sur la planète. De nombreuses villes européennes ont décidé de ne pas retransmettre les matchs sur écrans géants sur les places et dans les parcs publics.
Des équipes nationales sélectionnées ont choisi de marquer chacune à leur façon leur indignation : les joueurs danois porteront un kit noir pour dénoncer les abus; l’équipe australienne de football y a été d’une vidéo critiquant le Qatar et son traitement des travailleurs migrants.
Plusieurs capitaines d’équipe ont décidé de porter un brassard aux couleurs arc-en-ciel pour dénoncer les lois homophobes du Qatar. Les joueurs anglais et néerlandais rencontreront des ouvriers, et la fédération des Pays-Bas vendra aux enchères les maillots de sélection nationale pour reverser les fonds à des organisations travaillant auprès des travailleurs migrants au Qatar.
Au-delà du sport, il y a mille façons de manifester son opposition aux lois et politiques rétrogrades de l’émirat qatari. On peut être fans et citoyens… et faire preuve de créativité!
Aurélie Lacassagne est politicologue de formation et doyenne des Facultés de sciences humaines et de philosophie de l’Université Saint-Paul à Ottawa. Elle est membre du Comité de gouvernance du partenariat Voies vers la prospérité.