Après trop de nuits trop courtes, afin de faire plus de route, j’arrive à ce point où je ne reconnais plus rien.
Pas pour avoir la tête ailleurs, mais plutôt pour ne plus n’en n’avoir pantoute.
Ce matin, je ne reconnais plus rien. Plus rien. Tous les portages entre les lacs ainsi que les lacs eux-mêmes se sont tous entremêlés dans ma tête comme une bobine de fil emberlificotée par un chat. Oublié que l’entrée du portage sept s’amorçait à 90 degrés. Que la sortie du portage huit se termine sur un bouton de glace d’un mètre se gonflant constamment. Ou est-ce le contraire? Est-ce que je mélange le sept et le huit? Pourquoi pas? J’en suis plus à un mélange près.
Si le jour pouvait bien se lever, ça aiderait. Mais le jour, il en a encore pour des heures avant de venir faire le jour. D’ailleurs, le matin, je dis ça pour me consoler. Parce qu’il ne faut pas leurrer. C’est encore la nuit. Il faudrait que je le réalise. Et après, faire ce qu’un être normal fait la nuit. J’aimerais ça être normal. OK, c’est décidé. Rendu au portage 13, où il y a deux places pour se stationner, je m’arrêterai. Je dormirai une heure. J’en ai vraiment besoin. Avant de perdre ce qui reste de perception de réalité.
Portage 13. Ah! Je vais arrêter au 16 à la place.
Maintenant sur le lac Gordon. Entre le portage 19 et 20. Ça roule bien. Lui non plus, je ne le reconnais plus. La glace, après deux semaines à peine, avait déjà commencé à se gondoler en s’élevant comme des montagnes sortant de terre pendant des millénaires. Sauf que la glace, bien avant d’atteindre les hautes sphères, se fracassera en deux par la pression qu’elle s’inflige elle-même. Quand ça arrive, c’est le début de la fin. Non, je me reprends : c’est la fin tout court. En fait, il faut absolument être sorti de là avant que ça en arrive à ça. Personne ne veut aller se saucer comme une grenouille dans cette eau qui grouille au-dessous. Et pourtant, c’était exactement à ça que ça ressemblait il y a une semaine à peine. Même que des fissures grosses comme ça formant des carrés gros comme nos camions s’étaient déjà formées entre les gondolements de la glace. Comme si ces carrés géants n’étaient plus rattachés à rien. Passer dessus faisait réfléchir, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais là, tout semble rentré dans l’ordre. Je me demande comment les travailleurs de la glace s’y sont pris. En tous cas, chapeau les gars. Belle job!
Je continue. À ma gauche, juste au-dessus de l’horizon, le soleil se lève enfin. Pas trop tôt. Avec ce changement d’heure, il traîne au lit une heure de plus à chaque matin. Ici dans l’Arctique, considérant qu’en été, il fait toujours clair et en hiver toujours noir (j’exagère un peu), c’est à se demander à quoi il sert ce changement d’heure. À ma gauche, bien plus près du camion, tiens, tiens, qui vole vers moi? Maître corbeau évidemment en quête de son offrande du matin. Il vient à ma hauteur en planant. Je remarque ses pattes sorties par en avant comme un aigle. Ça semble l’aider à contrôler sa vitesse. Wow! C’est pas un junior celui-là. Il vient si près entre le miroir et le muffler. Il me dévisage. Il semble me dire; non je reprends. Il me transmet télépathiquement et très clairement : « Hey l’humain! J’ai faim. Grouille-toi le popotin. » Si une des croyances autochtones qui dit que c’est le corbeau qui a créé l’humain afin qu’il le serve est vraie, je n’ai pas le choix. D’ailleurs mon ami le corbeau ici présent semble bien la connaître cette légende et être bien d’accord avec. C’est bien beau tout ça, mais quoi lui offrir? Je n’ai plus de beignes ou de biscuits. Qu’à cela ne tienne, je vais lui partager mon sandwich. Pas le choix. Alors, je me le lève le popotin et m’en vais au frigidaire, ramasse mon sandwich et reviens m’assoir en vitesse. Je sais bien que je ne roule qu’à vingt-cinq km/h, mais tout de même. Une fois une portion découpée, j’ouvre ma fenêtre et la lui tends. Ah, il sait comment faire. En prenant le morceau, il m’effleure à peine les doigts. Un pro. À peine a-t-il sa becquetée qu’il incline ses ailes et vire de bord en s’éloignant comme un F-18 abandonnant sa poursuite.
Je regarde l’heure. Même pas huit heures encore. La journée va être longue. Comme disait Dédé : « la vie est courte, mais il y a des jours qui sont longs. »
Ah oui, j’oubliais. Je n’ai pas arrêté sur le seize, pas plus que sur le treize, je pourrai toujours m’arrêter sur le portage vingt au bout du lac Gordon dans une heure et demie. Ou le vingt-deux. Ou le vingt-cinq au sugar shack (les toilettes mobiles). Mais je ne m’arrêterai pas. Je le sais. Pourquoi? Parce que je suis comme ça. Parce qu’on est comme ça. C’est ce type de diesel qui nous coule dans les veines. Qui nous fait avancer. Un trucker, c’est ça. Ça ne peut s’empêcher d’avancer. Jusqu’au boutte. Au boutte de la route. Et continuer. Même quand il n’y a plus de route. Quand le chemin s’est transformé en lac. Quand l’asphalte s’est transformé en glace. Rouler sur des lacs glacés. Jusqu’au bout de l’infini. Continuer à avancer. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le corbeau avec qui jaser. Même si parfois, avancer semble plutôt nous faire reculer.
Pensées écrites pendant une traversée du lac Gordon.