Quand le soleil faiblit. Quand il démontre clairement son intention de s’en aller pour la nuit. Quand il s’apprête à disparaître derrière ce qui compose l’horizon du moment. Même si c’est la plus plane des plaines. Quelques moments avant qu’il se voile la face de sa grande cape noire comme le plus grand des voleurs, dans cette lumière en fuite, ça arrive parfois que cette noirceur envahissante m’envahisse aussi le cœur.
Dans ce bref intermède séparant le jour de la nuit, peu importe où je suis, si cette angoisse me cherche, c’est dans ce temps-là qu’elle me trouve : « Je suis… Loin. Loin loin loin! » Loin de quoi? Loin de qui? Loin de tout.
C’est dans le couchant que je prends conscience de mon éloignement. De la distance qui me sépare de tout. Peu importe la distance. Et c’est à l’automne, dont la mission de cette saison est de muer l’été en hiver, que je le ressens le plus fortement.
Voyager. Être voyageur de métier ou de destinée n’est pas truffé que de voluptés.
Je me souviens très bien de la première fois que ça m’a happé. Ça remonte à loin. C’était l’époque où une nouvelle mode venait de naître : aller dans l’Ouest sur le pouce. Et avec le moins de cash possible. Fallait le faire en beatnik. À la Kerouac. L’avion ou l’autobus étaient pour les p’tites natures. Pour une raison que j’ignore encore, ça me parlait cette idée. J’avais dix-huit ans.
Comme j’étais de la première vague de cette nouvelle mode, et, hormis un oncle parti pour San Francisco une trentaine d’années auparavant pour ne jamais revenir, j’étais le premier de la parenté à partir de cette manière. C’était début octobre. Pas besoin de dire que tout le monde autour de moi, mes parents, mes grands-parents, etc., ça capotait fort. Ma mère me voyait déjà mort dans un fossé. Ma grand-mère était convaincue que j’imiterais mon oncle Norman et que jamais je ne reviendrais. J’ai donc promis à tous et surtout à ma grand-mère que je serais de retour pour Noël.
C’est à peine dix jours avant la messe de minuit que je l’ai amorcé, ce retour. Avoir eu du cash, mode ou pas, p’tite nature ou pas, c’est en avion que je serais revenu. Mais j’étais cassé comme un clou. C’est donc avec vingt piastres en poche et à -20 degrés que mon pouce et moi nous sommes alignés vers la maison.
J’étais rendu quelque part dans les prairies, en Saskatchewan ou au Manitoba, j’sais pus. Le jour tombait. Les champs, dénudés de toute vie après s’être fait raser la tête de leur récolte, étaient d’une tristesse pitoyable que les maigres patchs de neiges n’arrivaient pas à cacher. Malgré tout, le ciel au-dessus s’était empli d’un très rare et très joli teint de mauve. Mais je n’arrivais pas à m’extasier de cette beauté. Au contraire. Cette couleur faisait ressortir l’immensité du panorama. Ça donnait la sensation d’être seul à bord d’une chaloupe au milieu de l’océan.
Ça n’a pas duré longtemps. La nuit m’est tombée dessus comme une tonne de briques. Dans le lointain apparurent les lumières des quelques rares maisons à meubler le décor. Et là j’ai compris. Qu’il serait bon de me trouver au chaud dans une de ces maisons. Collé sur le poêle à bois en attendant la soupe chaude qui embaume la maisonnée.
C’est ce que font les gens normalement constitués. Une fois la journée terminée, ils rentrent pour s’emmitoufler dans cet intérieur les mettant à l’abri des menaces de la nuit. Parce que quand elle vient la nuit, l’hivernale surtout, ce n’est pas que dans notre maison qu’on rentre, c’est aussi dans notre monde. Nos proches, notre chien, le chat et même la perruche. Notre soupe bien fumante, notre émission de télé préférée, c’est là qu’on se réfugie. Un univers aussi grand que l’univers, ça peut contenir beaucoup de dangers inconnus. Quand on rétrécit le nôtre pour la nuit, quand il atteint la proportion de notre maison, on se sécurise.
Mais c’était pas ce qui se passait ce soir-là. Je fouillais dans mes poches avec mes doigts gelés ben raides pour voir si plus tard, il me resterait assez d’argent pour au moins m’en payer une, de soupe. Si j’arrivais à trouver un lift qui m’emmènerait à un restaurant avant la nuit. Qui me sortirait de ce nulle part pour m’emmener quelque part. J’étais parti d’Edmonton depuis à peine deux jours et j’avais déjà dépensé la moitié des vingt piastres. Il m’en restait au moins pour quatre jours de voyagement. Ça impliquait sûrement des nuits complètes passées sur le bord du chemin l’estomac vide. J’étais pas fier. J’étais tellement loin.
Pis un gars m’a embarqué. Ça devait paraître dans ma face que je faisais pitié parce que sans rien demander, avant de débarquer, il m’a glissé un dix. Pis le suivant m’a glissé un vingt. Pis passé Winnipeg, à la frontière de l’Ontario, après avoir envoyé des « fucks » à deux mains à un char qui passait à pine à planche, les gars se sont arrêtés et un des deux est sorti en enfilant son coat de cuir. J’étais faite. Je me préparais à manger une christ de volée.
Le gars a ouvert la valise du char. Je pensais qu’il cherchait une crowbar. Eh ben non. Il m’invitait à mettre mon packsack dedans. C’étaient deux gars de Toronto sur le retour d’un road trip dans l’Ouest parce qu’un des deux entrait en taule après les fêtes. Ils m’ont débarqué dans la ville reine deux jours plus tard sur le bord de la 401. Ils m’avaient payé tous les repas et les nuits au Holiday Inn. Le seul coût pour tout ça fut d’écouter pendant toute la journée avec le volume à fond une des trois seules cassettes 4 tracks : Kiss, Steve Miller Band et Styx.
C’était samedi soir le 22 décembre. Un couple rencontré au bar de l’Howard Johnson longeant l’autoroute où je m’étais réfugié pour me réchauffer m’a invité chez eux pour la nuit. Le lendemain, c’était le 23. Mon pouce et moi sommes repartis sur notre petit bonhomme de chemin. À la fin de la journée, j’arrivais à Bellefeuille. Il y avait du feu dans le foyer, de la soupe sur le poêle et de la bière froide dans le frigidaire. Un sapin dans le coin du salon. J’étais arrivé. J’étais chez nous.
Malgré tout, après toutes ces années, quand je roule en Californie ou à Rimouski, dans la jungle de la Thaïlande ou en passant le cercle arctique, ou à deux pas de la maison… quand le crépuscule fait son entrée, des fois ce sentiment né sous un ciel teinté de mauve foncé revient. Des fois, il me rejoint ailleurs aussi. Dans la chanson Mille après mille. Dans des soirs comme à soir où je finis d’écrire ces mots bien au chaud dans le confort du salon. Ce n’est pas dans un lieu, mais entre chien et loup que cette tourmente se trouve et me retrouve.