Anecdote no 1 : Cinq bons chums. Une grande fin de semaine. Nous étions allés à la pêche pour trois ou quatre jours. Le premier soir, une fois rendus au lac, une fois notre campement installé, comme la coutume le demande, on a tous débouché notre première bière. Et une deuxième. Les clippages de canettes se faisaient dans la bonne humeur autour du feu qu’un d’entre nous s’était chargé d’allumer.
Comme les tisons changeaient leurs flammes ardentes en braises incandescentes d’un orange intense, déjà il y en avait un qui commençait à enrober les grosses patates de papier d’aluminium avant de les jeter dans le feu. Un autre s’affairait à déballer les saucisses de wapiti aux canneberges ou épicées avant de les étendre sur la grille. Il y en avait un qui charriait le bois tandis que l’autre le fendait. Tout allait comme sur des roulettes. Il devait ben être proche de onze heures du soir quand on s’est finalement installés pour manger. On était fin juin, début juillet. On était rendu à ce temps de l’année où le soleil restait toujours accroché bien haut dans le ciel, qui lui, pour l’occasion, s’était dégagé de tout ombrage. La noirceur avait fui la région pour les prochains mois. Elle semblait avoir fui nos cœurs aussi. La fin de semaine s’annonçait géniale.
Dès le lendemain, confirmant ce pressentiment, tous les éléments essentiels à créer la bonne humeur s’étaient réunis. Un grand ciel bleu, un beau gros lac, du beau gros poisson. Les lignes n’arrêtaient pas de se faire secouer par des truites de toutes les grosseurs. Il y en avait tellement qu’il n’y avait aucun regret à rejeter celles ne répondant pas aux normes du gouvernement ou aux nôtres. On se serait cru dans un marché public où on n’avait qu’à les trier pour remplir notre panier.
Normalement, ça aurait dû continuer comme ça pour le reste de la fin de semaine. Mais comme la vie est ainsi faite, il y avait une petite bête invisible aux yeux de tous qui s’était invitée. Rendu au dimanche, sans que la plupart d’entre nous la voient venir, et surtout sans aucune raison apparente, la « bizbouille » s’est installée entre deux de nos chums. Ça n’a pas été long que le ton a grimpé. Les autres se regardaient d’un air éberlué. Ce qu’on apprit après, après notre retour, c’est que les deux chums venaient de terminer un contrat de rénovation ensemble. Une picoche était arrivée entre les deux. Une picoche avec un peu d’importance il est vrai, mais une picoche quand même. La rancœur s’était chargée de la monter en épingle. Le dimanche soir, c’était plus tranquille autour du feu. Ça jasait moins fort. Ça arrive. Une chance qu’on repartait le lendemain.
Anecdote no 2 : Celle-là, elle me concerne personnellement. Je venais d’arriver au Yukon en quête de ma première job. J’en avais trouvé une pour la run Whitehorse/Inuvik. Ça m’allait comme un gant. J’étais plus que convaincu que c’était ce que ça me prenait pour chasser cette déprime qui m’habitait depuis trop longtemps. Mais voilà!
Pour mon premier voyage, un des camionneurs devait monter avec moi pour m’évaluer. Au retour, il s’est rendu compte qu’avoir mis son sceau d’approbation le renvoyait lui dans le Sud, où il était originellement basé. Et ça, il en voulait pas. Il n’en voulait plus du Sud lui non plus. Il s’est donc ravisé et a tenté de couler ma candidature.
J’étais tellement à terre que j’en sentais l’asphalte. Je me sentais pire qu’un chien écrasé sur le bord de l’Alaska Highway. Les éléments se liguaient et s’acharnaient contre moi. Mais cette fois, les éléments, ils avaient un visage. La maudite face sale du coach. Je ne suis pas resté à terre longtemps. Mon sang ne fit qu’un tour et se mit à bouillir. Tant qu’à planter, on va planter solide. Je lui ai donc offert de la lui fendre en quatre, sa sale gueule. Et ce, dans l’entrepôt de la compagnie, devant le superviseur. Je sais, je sais. Ce n’est sans doute pas une bonne idée d’agir ainsi quand on postule pour un emploi. En fait, ce n’est même pas une bonne idée de le mentionner dans cette chronique. En tout cas, pour quelque étrange raison, ça a fonctionné. C’est aussi ça le Yukon, non?
Le superviseur, fortement impressionné par ma… « performance », a convaincu la direction de nous garder tous les deux. Cela dit, on ne peut pas dire que la réconciliation se soit passée dans des accolades arrosées de larmes d’amour fraternel. Ça a duré quelques mois. Période où nos compagnons de route, eux, se délectaient plus qu’à souhait de notre crêpage de chignons. Quand ils me voyaient venir vers Borderhill ou Hurricane Alley, je pouvais entendre sur les ondes mentionner qu’ils avaient organisé un pool de pari afin de déterminer qui serait le vainqueur de cette bataille épique se comparant à celle d’Alésia ou du débarquement. Ou encore, on proposait de nous envoyer camper ensemble dans la toundra.
Devant tous ces rires et moqueries bon enfant vint un temps où il devint gênant de continuer à alimenter ces embrouilles n’étant pas destinées à une grande destinée. Je crois bien que « Bob the snake » (comme je l’avais baptisé) faisait le même cheminement. Un vendredi soir, il entreprit de son propre chef de refaire ma cargaison fort compliquée. Il y avait de tout. Ça allait de la charge habituelle de bouffe, fraîche, sèche et congelée, jusqu’à un skidoo et des matériaux de construction incluant des charpentes de toit. Il excellait dans ça, le Bob. Il est bien certain que je suis quand même resté pour vérifier s’il ne me réservait pas une surprise de son cru. Il n’en était rien. Il avait agi de manière super professionnelle. Je l’avais remercié.
Un mois ou deux plus tard, nous étions tous deux assignés à des livraisons devant durer un bon mois entre Watson Lake et la défunte mine Tungsteen et celle de Wolverine. C’est un chemin absolument… absolument… et même pire encore. Plus épeurant que les montagnes russes. Sur la glace. Bref. Il n’y avait que nous deux sur cette route de quelques centaines de kilomètres. Il s’est ramassé mal pris. Je me suis ramassé mal pris. On s’est aidé. On n’a jamais hésité. Parce que c’est comme ça par ici. On est entouré de bois, de forêts et de tout ça. Sur des chemins ne menant nulle part. Dans des environnements remplis d’éléments. Ça se peut qu’on se ramasse dans la « schnouk ». On voit quelqu’un de mal pris, on doit l’aider. Et comme c’est souvent le cas, c’est quelqu’un qu’on connait.
Je crois que c’est pour ça que par ici, les chicanes ne peuvent pas durer. On n’est pas assez. Mais de l’environnement et des éléments, ça il y en a en masse. On sait jamais quand on se retrouvera dans le bois avec quelqu’un avec qui on s’est déjà poigné.
On peut pas se payer le luxe de rejeter les amitiés comme les truites de ce lac. On n’est pas assez de monde.
En passant, nos deux chums de la pêche n’ont pas fait exception. Ils se sont réconciliés bien vite. Juste parce que les chicanes au Yukon, ça peut pas durer.