le Vendredi 22 septembre 2023
le Jeudi 15 juin 2023 7:50 Chroniques

L’été commence tôt cette année

  Photo : Fournie
Photo : Fournie

Je visitais la page « francophones du Yukon » de Facebook quand je suis tombé par hasard sur cette annonce. Une femme cherchait une embarcation avec pilote pour filmer deux aventuriers descendant en kayak le fleuve Yukon jusqu’à la mer de Béring. Ils planifiaient mettre à l’eau le 11 mai. Au départ, je ne m’y suis intéressé que pour joindre ma voix aux quelques autres intervenants leur déconseillant l’idée de s’engager si tôt en saison dans une telle expédition. Puis de fil en aiguille, sans trop savoir comment, je me suis laissé embarquer. Je me suis engagé à les prendre à bord de mon canot freighter. Nous ferions à partir de début juin le trajet de Whitehorse à Carmacks.

N’ayant pas d’horaire fixe pour l’été, je m’étais laissé tenter par l’idée sans trop savoir dans quoi je m’embarquais. « On verra bien! », que je me disais. Commençant à m’éloigner tranquillement des trucks surtout en été, je n’avais pas beaucoup de projet précis autre que faire les rivières pas encore faites et m’appliquer à confectionner moi-même mon propre canot freighter. Un fantasme sur la « bucket list »* : fabriquer un bateau.

Mais plus la date fatidique approchait, à chaque fois que je revenais du lac Laberge pour voir où il en était rendu dans la fonte de sa glace, plus je me demandais dans quelle galère je m’étais embarqué. À chaque fois que je me la posais cette question, c’était malheureusement toujours la même réponse qui revenait; c’était dans la mienne qu’on s’embarquerait. Le lac Laberge, même par belle journée d’été, a toujours quelque chose de périlleux à s’y aventurer, surtout si on veut le traverser de bord en bord. Alors au printemps en période de grands vents, quand de surcroît la moitié du lac est couverte de glace, la question que je ne pouvais m’empêcher de me poser : « Où est l’autre moitié? »

Ne pas avoir été victime d’une éducation prônant qu’« à parole donnée nul ne peut se désister », j’aurais viré mon capot de bord et serais allé me cacher au Snake Pit à Dawson plutôt que de m’enliser dans cette patente.

Je ne les connaissais pas ces gens-là. Deux aventuriers aux fringues griffées et deux journalistes aux horaires serrés. Quelle sorte de péripétie ça pouvait bien donner? Tous les Yukonneux seront d’accord : il y avait de quoi s’inquiéter.

Mais en tant que trucker de l’Arctique, je devrais être en mesure de faire face à ce nouveau péril somme toute moins menaçant qu’un blizzard dans « Hurricane Alley ». Enfin c’est ce que j’espérais. Alors je me suis rendu à l’aéroport pour les accueillir.

Photo : Yves Lafond

Ils étaient tous très gentils. Mais dès le début on sentait la pression de l’horaire chargé. Ça faisait tellement longtemps que je n’avais ressenti cette pression. C’était si loin. C’était dans une autre vie. Une vie où on doit avoir un pied à la ligne d’arrivée avant même d’être parti. Je me suis donc donné comme mission de leur expliquer le temps venu ce qu’est le « Yukon time ». Celui où c’est l’environnement qui nous dicte son horaire et non le contraire.

Grâce à eux cependant, une autre pensée apprise ici sans doute un peu perdue dans le dédale de la vie m’est revenue en mémoire. Quelque part passé la jonction de la Teslin, on naviguait dans un brûlé. Je les voyais bien les mines déconfites. Les ondes de déceptions se transmettaient d’une embarcation à l’autre. N’eût été de ces vibrations négatives, j’aurais continué à naviguer sans souci en profitant de cette éclaircie pour essayer de détecter quelque bête, orignal ou grizzly s’y promenant à découvert. Et comme pour me donner raison, quelques instants plus tard, on aperçut un orignal en train de boire. C’est ce que je ramènerai un peu plus tard en veillée sur le bord du feu : « Le Yukon m’a appris à prendre le bien et le mal qui se présente de manière égale. »

Ils étaient aussi un peu déçus de ne pas avoir encore vu plus d’animaux pour eux exotiques. Je trouvais cette impatience un peu mal placée. « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. » Je crois que cette parole est un peu oubliée en cette ère de course contre son ombre. Mais sur la rivière, elle revient en mémoire.

Et d’ailleurs, il n’y avait pas tant à se plaindre en ce qui concerne les bêtes féroces. Maïa me demande dès le premier jour si je crains les grizzlys. Je lui réponds le plus sérieusement du monde qu’à ce temps-ci de l’année je craignais beaucoup plus les écureuils. À l’air qu’ils m’ont fait, nul besoin d’être un génie pour deviner qu’ils se sont demandé avec quelle sorte d’hurluberlu ou hillbilly ils s’étaient embarqués. Mais dès le lendemain matin, quand ils firent le tour de leur kayak, c’est dans la plus grande frustration que Quentin, un des kayakistes, découvrit que les écureuils lui avaient volé tout le contenu du sac comptant au moins une trentaine des barres tendres achetées la veille. Ce fut un running gag le reste du voyage. C’était quand même drôle de voir pour la première fois des Français développer une franche haine pour ces petites bêtes.

Quoi de plus? Ah oui. Une sensation probablement ressentie par tous ceux qui prennent le temps de ressentir, est de percevoir la vie omniprésente dans tout ce qui nous entoure. Ça nous emmène en quelque part. À un autre niveau. Pour moi en tout cas. Pas désagréable. J’espère sincèrement que les deux gars l’éprouveront, cette sensation; le tambour silencieux.

Vous connaissez un des adages du Yukon qui dit qu’en quelque part dans ces terres s’y trouve ton âme. Croyons que Quentin et Ludovick y trouveront la leur dans ce long voyage.

Tant qu’à Mégane et Maïa, je crois bien que même dans ce bref séjour, elles ont aperçu la leur. Elles sont tellement gentilles et très agréables à naviguer. Il faut seulement retenir de ne pas parler pendant qu’elles interviewent. Elles seront toujours bienvenues dans mon embarcation. Quand bon leur plaira. Je crois m’être fait de nouveaux et nouvelles amies.

En conclusion, je dois dire que je me sens très bien quand on est seul avec nous-mêmes, nous les Yukonneux. Mais au retour des jours si beaux que même le soleil en oublie de se coucher, il est quand même agréable de montrer nos beautés aux arrivants du très loin.

Alors cet été, j’espère que vous aussi ferez de belles rencontres. Bon soleil de minuit.

*Bucket list : liste des choses à accomplir au cours d’une vie