Je faisais le tri dans mes pages ouvertes écrites depuis quelque temps déjà, dont plusieurs entamées avant même de partir pour la glace. Je devais en avoir une quinzaine de commencée et naturellement aucune de terminée. J’avais un peu de temps en main à cause de mon camion attendant une pièce essentielle pour sa suspension. Je voulais vérifier lesquelles valaient la peine de garder ouvertes afin de les terminer prochainement et lesquelles je fermerais pour y revenir aux calendes grecques. Je les ai pratiquement toutes fermées. À les relire très brièvement, j’ai décelé rapidement le lien qu’elles avaient entre elles et qu’elles n’avaient pas avec moi ; en ce moment du moins. À un niveau ou un autre, elles jettent toutes un regard sur différents angles du monde extérieur.
Le monde extérieur, il est où maintenant? Pas avec moi en tout cas. Je n’y suis pas présentement. Avec cette obstination d’avancer et aidé par la fatigue grandissante, je suis arrivé à cette phase de la saison où la glace, la neige s’étendant jusqu’à l’infini, le ciel qui en fait tout autant, le camion et les compagnons, sont les seuls éléments qui habitent mon univers. Il n’y a plus rien d’autre. Le monde extérieur, il est loin. Loin, loin, loin. J’ai la radio satellite c’est certain, mais quand arrivent les nouvelles, je switche pour de la musique. Elles ne font plus de sens les nouvelles. Il y a une logique qui m’échappe comme cette poudre neigeuse qui fuit de travers sur la glace devant mon camion. De toute façon, l’actualité, pour ce que j’en entends ces temps-ci, j’aime autant la voir voler au vent. J’imagine que ce doit être semblable pour ceux voyageant en solitaire sur une des sept mers.
Je ne sais pas si c’est à cause de la fatigue extrême ou à cause de ce grand blanc ne demandant pas tant de concentration, mais il y a aussi des bouts de mémoires pourtant bien enfouis qui profitent de cette liberté pour émerger sans s’annoncer. En particulier en ce qui concerne les rêves. Il y a eu au début quand je suis revenu ceux relatant les portages. Après quelques années d’absence, aussitôt engagés sur l’un d’eux, ils me revenaient en tête dans des souvenirs de rêve vaporeux. De ce genre de rêves insignifiants qui ne mènent nulle part et dont on oublie leur contenance aussitôt les yeux ouverts. J’étais heureux de constater qu’ils étaient toujours là et ne refaisaient surface que pour me faire comprendre que je n’ai pas à m’inquiéter. Les portages sont en moi. Ça devrait aider à m’empêcher de déraper.
Mais quand arrive le lac McKay long de quatre-vingt-neuf kilomètres où nous roulons en limace à trente kilomètres/heure, la mémoire encore elle, profite de ces heures lancinantes pour ramener d’autres souvenirs et rêves en surface. Certains venant d’aussi loin que l’enfance, me font réaliser que même s’ils sont oubliés dès le réveil, ils semblent tout de même bien s’ancrer dans quelque recoin poussiéreux de la mémoire peu ou jamais sollicitée. Mais ils sont toujours là. Ça donne à réfléchir. Quoi d’autre, la mémoire a-t-elle conservé? Tout? Est-ce que la mémoire est un fantastique disque dur qu’on ne sait tout simplement pas comment pitonner?
Voilà comment se passent certaines portions de mes journées et une partie de mes nuits. Autrement, j’ai finalement réglé un problème technique. Comme la chaufferette du plancher crache sa chaleur à droite de mes pédales, le côté de la porte est plus que frisquet. Ça semble être le défaut de ce camion. Alors je me suis ramassé dès le début avec un pied trop chaud et l’autre trop froid. Après toutes sortes d’essais, j’ai finalement trouvé la solution. Mon pied droit est recouvert d’un bas de fibres de bambou tandis que le gauche se prélasse dans une de mes chaussettes conçues pour les froids arctiques faites en je ne sais pas trop quoi. J’attends les sarcasmes retentir quand j’entre à la cafétéria, chaussé d’un bas noir et d’un bas rouge. À date, personne ne les a remarqués. Et mes deux pieds sont contents.
Après mon huitième voyage, il était temps de faire mon premier changement d’huile. Perte de production, mais il faut ce qu’il faut. En plus, ça donne un petit congé aux os. Quand je suis arrivé en ville en après-midi, j’ai mis mon camion sur la liste d’attente. Il y en avait pour au moins 24 heures avant que mon tour arrive. Je me trouvais chanceux. Il y a tellement de camions qui reviennent sur des remorques emplissant ainsi le garage nuit et jour, c’est presque surprenant que je passe si vite. Finalement, ce n’est que dans la nuit suivante qu’un type est entré dans mon camion pour l’entrer au garage. Bon diable, il ne m’a rien demandé. Il m’a laissé dans mon lit. Même chose une fois à l’intérieur. Je me suis rendormi pendant les trois heures suivantes dans la quiétude et la sécurité du garage. Il y a quelque chose de réconfortant à tous nous voir unis d’une manière ou d’une autre œuvrer comme des fourmis. Pendant qu’un dort, d’autres s’affairent. Nuit et jour.
Vers les sept heures du matin, l’ouvrage était fini et ma nuit aussi. Je suis donc allé charger mon voyage directement. Je me suis dit que je me devais de reprendre ce temps perdu le plus tôt possible.
Je me suis trouvé un départ pour onze heures quarante. Rendu au deuxième poste de contrôle une heure et demie en amont, faisant mon inspection : malheur ! Un côté de ma suspension à air a lâché. Que faire? Par expérience, je sais qu’on peut continuer ainsi handicapé jusqu’au prochain garage. Dans ce cas-ci, le prochain garage se trouve une heure en arrière. Si je vais de l’avant, ce sera au même garage que j’irai, mais dans une trentaine d’heures. Est-ce que le tout tiendra le coup? Je parie que oui. Je l’ai déjà fait. Après une brève consultation avec moi-même, je décide de continuer. En me croisant les doigts. Let’s go ! Ce problème devait sûrement provenir de son entrée au garage. À la chaleur pendant plusieurs heures, quelque glace ou humidité avait eu le temps de fondre ou condenser avant de regeler à la mauvaise place, dans une valve par exemple. C’est classique.
Pas besoin de dire que je ne me suis pas amusé lors de ce voyage. Ayant perdu mon horaire habituel, j’ai dû me résoudre à conduire une partie de la nuit en montant vers le nord et de même en revenant. Mal m’en prit. Je me suis mis à voir la route de glace monter et monter sans ne me sembler vouloir s’arrêter. Merde. Impossible. C’est de l’eau de lac. Il n’y a rien de plus à niveau. Même gelée. Pourquoi je la vois monter cette route glacée? Je roule sur une de ces overpass de Los Angeles ou New York qui enjambe trois ou quatre bras d’autoroutes différents. J’ai beau me secouer la tête autant comme autant, j’arrête pas de la voir monter. Je fais le point. Plus qu’une demi-heure à rouler dans une grande hallucination. J’espère tenir le coup.
Mais hostie que j’ai hâte que ça finisse. Je suis bien meilleur à commencer mes journées dans la nuit que les finir dans ladite nuit.
Revenu en ville, même rengaine au garage. Des heures d’attente. Comme le problème ne semblait pas si difficile à résoudre, et comme la température s’était passablement adoucie, montant même jusqu’à moins quinze, je me suis dit que ça valait le coup de m’essayer. Un petit coup d’alcool ici et là dans des valves devrait les aider à se dégeler le « canadien ». Après, défaire ces hoses gelées dures comme de la roche et serrées comme des sardines ont eu le don de me geler les doigts à ne plus les sentir. Je devais entrer souvent dans le camion pour me les réchauffer. Ça faisait mal quand ça dégelait. Au bout de deux heures de gossage, j’ai finalement fait mon essai. Ça marchait. Yéééé ! Je pouvais aller charger.
Une fois chargé, ma suspension était retombée. C’en était trop. Rien qu’à y penser, mes doigts se lamentaient. C’était au tour du garage de s’en occuper, peu importe le temps que ça prendrait. D’autant plus, que pendant que je réparais, une bizarre sensation me prenait la gorge et la tête. Ça avait empiré au chargement. J’avais la tête qui sombrait dans un flottement déplaisant. Une grippe semblait s’installer. Ça a pris deux jours avant de recevoir la pièce défectueuse. Deux jours où je me suis tapi comme un ours dans ma couchette à dormir le plus possible sans presque pas n’en sortir afin de chasser cette maudite grippe.
La réparation est terminée, ma grippe presque complètement envolée, je suis donc à la ligne de départ à quatre heures du matin. Fin prêt à retourner dans la petite misère. Yes sir! Apparemment, la tempête fait rage en avant. Que faire? Rester en ville et attendre que ça se calme? Nan! Assez perdu de temps. On fonce! Tête première! Comme des baleines allant s’échouer.