le Jeudi 12 septembre 2024
le Jeudi 9 mars 2023 7:55 Chroniques

Ce diesel qui coule dans les veines

  Photo : Yves Lafond
Photo : Yves Lafond

J’avais mis l’alarme pour 4 heures du matin, comme j’ai commencé à le faire depuis quelques matins question de me mettre dans le mood. Dans quelques jours, cette heure de lever sera considérée comme du traînage au lit.

Une fois la saison bien entamée, une fois totalement immergé dans le non-sens, ce sera plutôt autour des deux heures de la nuit que je devrai me lever. Je me suis réveillé quinze minutes avant l’alarme. Mais contrairement aux autres matins, je me suis rendormi pendant presque une heure. Ce n’est pas encore bien grave. Il n’y aura pas de conséquences. Ce n’étaient que des coups de pratique avant le grand départ.

J’essaie seulement de donner une chance à mon pauvre corps de s’accoutumer à l’horaire de fous que je m’apprête à lui imposer au cours des deux prochains mois. Folie qui devrait commencer dès la nuit prochaine. Ce matin, ce n’était rien. C’était seulement le chargement de mon b-train. Ça ne devrait pas dépasser de beaucoup l’heure, excluant la file d’attente. Encore là.

En me présentant bien avant l’heure d’ouverture, je me disais qu’il n’y aurait probablement pas beaucoup de monde en avant de moi. Et vlan! J’avais raison. J’étais le seul. Ah! Ce que je peux bien les connaître, mes compères. Ils sont comme ça la plupart des truckers. Ça travaille dur jusqu’à tard dans la nuit. Jusqu’à plus d’heures. Mais le matin ils sont beaucoup moins pressés de se lever. C’est normal. Et juste ça, c’est une raison suffisante pour moi de fonctionner à l’envers de leurs horaires. À l’antipode de la congestion. Pas d’attente ou peu pour charger. Idem pour avoir un rendez-vous pour partir.

Avec un départ à toutes les vingt minutes dans des convois de 4 trucks au max, il est difficile de trouver des départs vers la fin de l’avant-midi ou en début d’après-midi. À quatre heures du matin, ça se bouscule beaucoup moins. Moins d’attente égale plus de voyages. C’est pour ça qu’on est là. Pour en accumuler des voyages. Il est là le magot. Alors pour ce faire, on doit oublier qu’on a une vie. On trime tellement dur qu’on en vient à passer la barrière de l’intolérable. On devient galériens. C’est comme ça pour tout le monde.

Mais peu importe à quel point ils chialeront en jurant qu’on ne les y reprendra plus. Qu’ils en sont à leur dernière saison. À la fin de celle-ci, on leur dira : « À l’année prochaine ». On sait qu’ils seront là. Pourquoi? Fouillez-moi. Je ne le sais pas. J’ai bien quelques théories. L’une d’entre elles se trouve peut-être dans le pôle Nord lui-même. Son magnétisme ramène les centaines de camionneurs à chaque année comme il le fait pour les oies blanches. C’est dur à expliquer, ce phénomène. Et pourquoi chercher à le faire? Je ne pense pas que les oies se la posent, cette question.

Ce matin, à la cafétéria, je la sentais bien cette frénésie monter. Elle gonflait avec chaque nouveau mercenaire de la glace qui entrait. Probablement arrivés pendant la nuit, ils se greffaient à la centaine de truckers piétinant déjà sur place depuis quelques jours. Ils sont venus de tous les horizons. Tout un tableau à voir. Un taupin qui passe à peine dans le cadre de la porte suivi par un autre haut comme trois pommes arborant une barbe grande comme ça sous un crâne à demi-dénudé. On croirait un farfadet irlandais. C’en est peut-être un. J’irais pas lui tirer la barbichette à celui-là. Ayant eu pour grand-mère une Irlandaise pure laine, j’ai appris à les craindre. Beaucoup plus épeurant que le gentil géant entré juste avant. Et ça continue ce défilé durant toute la journée.

Il y en a de toutes les grandeurs, toutes les grosseurs, toutes les couleurs. De toutes les nationalités. Des Polonais, et des Tchèques. Un Jamaïcain et un Dominicain. Des Français, des Britanniques et bien sûr des Allemands. Il semble y avoir beaucoup de Russes cette année. Il est bien entendu que dans toute cette faune bigarrée, les divergences d’opinions sont légion. La gamme est grande. Ça va de vieux hippies réformés jusqu’aux complotistes convaincus, sans oublier les survivalistes. Garanti que dans le tas, il y en a qui faisaient partie du convoi de la liberté.

Il est bien certain aussi qu’au cours de la saison, sur la glace, la fatigue combinée au stress grandissant, il y aura des prises de bec presque toutes plus insignifiantes les unes que les autres. Par moments, ça ressemblera à des chicanes de cour d’école. Je le sais que ce sera comme ça. Mais aux cafétérias, personne ne parlera de politique. Ni de religion. Je les connais bien mes gars.

Mais ce n’est pas ce que je vois ce matin. Dans ces yeux, que ce soient ceux de Mexicains, ou d’Ukrainiens, je vois la même flamme briller. Celle-là même qui semble allumer tous les truckers de quelque origine qu’ils soient. Celle qui nous fait tous rouler sans trop nous questionner.

Rouler jusqu’au boutte de la route. Et une fois rendus au bout, pour certains d’entre nous, continuer. Jusqu’au bout de la terre. Jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus. Jusqu’à ce qu’on roule sur l’eau. L’eau glacée. Et pourquoi tout ça? On ne le sait pas. Peut-être que c’est juste parce qu’on était rendu là et qu’on a décidé de continuer. Sans nous questionner. Juste pour y aller. Juste parce qu’on peut. Ça démontre bien que peu importe d’où on vienne, de quelle origine on soit, dans les veines des truckers coule le même diesel.