Ultime vérification de la liste. C’est la ixième. Je ne veux tellement rien oublier. Rien d’essentiel. Et même ce qui l’est moins. Ce ne sera pas rendu à mi-chemin qu’il sera le temps de se rappeler que ça prend ceci ou cela. D’autant plus qu’entre Whitehorse et Yellowknife, à part quelques babioles de base, ce ne sera ni à Watson Lake ni à Fort Nelson que je pourrai me ravitailler en cas d’oubli.
Partir pour deux mois, c’est ça. Même les petites choses non essentielles qui à première vue ne semblent pas trop importantes, une fois sur la glace, elles peuvent le devenir.
La glace… Je ne peux pas croire que je retourne me fourrer dans ce non-sens. Que je m’apprête à faire la route de glace entre Yellowknife et les mines de diamant. Encore!
Rien qu’à y penser, je sens un petit frisson me picoter le dessus de la tête. Je regarde la météo de Yellowknife pour me faire une idée. Ça frissonne plus fort encore. Alors qu’ici le mercure se maintient dans un confortable moins dix, là-bas, c’est plutôt aux alentours de moins trente qu’il danse. J’aime mieux pas regarder.
À la vérité, je la crains un peu la glace cette année. Non pas les dangers propagés par cette série télévisée hollywoodienne fort populaire à l’époque où, sur une musique dramatique, on nous claironnait avec tambours et trompettes des images tragiques de scénarios possibles de camions défonçant la glace. Ou encore les engueulades de chiens enragés qui y étaient glorifiées comme étant la marque de mâles alpha, les seuls soi-disant aptes à s’acquitter de cette mission. Je vais vous dire : c’est tout le contraire.
La vraie gloire, durant tout un hiver, est de réussir à trouver la force et l’énergie d’aller faire ces allers-retours dans ces voyages de deux jours sans se démonter. D’y aller jour après jour tout en gardant une certaine sérénité. Malgré l’inquiétude des bris mécaniques majeurs qui handicaperaient ou termineraient même une saison. Parce qu’il y en a. Plus ton truck est récent, plus c’est risqué. Plus il y a de « sensors », plus ça va « fucker ». C’est assuré. Les sensors craignent le froid. Ça prend de la bonne vieille mécanique pour affronter ces froids-là. Elles sont fiables celles-là. Comme un vieux cheval pas impressionnable. Mais même à ça. Un vieux cheval, ça peut casser aussi. J’ai vu des remorques fendre en deux par les secousses que les craques de la glace peuvent provoquer. Ça, c’est pour le cheval.
Pour le cocher maintenant. C’est d’abord la difficulté de s’accoutumer à la cadence de rouler à pas de tortue sans avoir le droit de s’arrêter même pour un petit moment seulement. De plus, il faut rouler sans ne jamais oublier la montagne de règlements strictement appliqués par une multitude d’agents de sécurité calqués sur le régiment Wagner.
Réussir à garder sa bonne humeur malgré toutes ces conditions et malgré nos pauvres os implorant la clémence sous nos muscles se métamorphosant graduellement en gélatine, c’est ça qui est glorifiant. C’est de ceux-là que la toundra se souviendra. Il n’y a rien de hollywoodien là-dedans, mais c’est tout cela qui constitue la vraie gloire. C’est tout ça qui fait peur.
C’est surtout comme ça que je vois comment se passeront mes deux prochains mois. J’arrive à peine à me persuader que malgré tout, toutes les fois que j’y suis allé rouler dans ce néant tout blanc, j’en suis ressorti plus rayonnant. Je ne sais pas pourquoi. Ce n’est que supplice et torture pendant des mois. Et pourtant. Des fois je me dis que tout ce blanc agit comme un javellisant et qu’une fois immergé, il va nettoyer quelque recoin un peu encrassé.
Mais peut-être que ce n’est pas ça du tout. Que c’est peut-être juste le magot que ça rapporte. Que c’est juste une question de cash. Mais je ne pense pas que c’est juste ça. Enfin, je l’espère.
Une autre raison d’angoisser est de me rappeler m’être déjà dit qu’il peut devenir dangereux de tenter le diable en le tirant par la queue. Plonger vers ces extrêmes peut être risqué. Un de ces jours, ça va me rebondir dans la face. Cette sérénité tant recherchée se perdra quelque part dans la toundra très loin de moi. Elle trouvera une horde de caribous ou une meute de loups, mais moi, elle ne me trouvera pas. Ça arrivera un de ces quatre matins, j’en suis presque certain. C’est ce que je crains.
Dire que je me suis évertué pendant des années à me convaincre qu’il n’y a rien à gagner à se draper de peur. Et voilà que je récidive. Pour une mission que, de surcroît, j’ai fait maintes et maintes fois. Ai-je raison ou tort de m’inquiéter? Est-ce que je m’en vais vers le rayonnement ou vers l’abîme?
En tout cas, on verra bien. Bientôt à part ça. Parce que je ne reculerai pas. Parce que ce n’est pas moi. Malgré l’angoisse, une fois ma parole donnée, je fais tout pour la respecter. Si tout va bien, si mon b-train va bien, je pars demain.
Tourlou.