Cette histoire s’est passée il y a longtemps déjà. Noël était à la porte. Dans quelques heures, tous célébreraient cette fête en mangeant de la dinde, de la tourtière et des tartes au sucre. Dans certaines maisons ça chanterait, dans d’autres ce serait rigolade et joie. Mais dans toutes les maisons, sous le sapin lumineux, il y aurait plein de cadeaux emballés dans du papier multicolore, enrubannés de satin rouge et doré, n’attendant qu’à se faire déballer par les grands et les moins grands. Mais tout le monde sait que sur toute la terre, question déballage de cadeaux, ce sont les enfants qui en sont les champions. La plupart du temps, c’est le père Noël qui se charge personnellement d’en faire la distribution. C’est comme ça partout ou presque.
Mais pour moi cette année-là, il n’y aurait rien de tout ça. Pas de tourtière, pas de sapins, et pas de cadeaux. J’étais revenu dans le Grand Nord il y avait moins d’un an en laissant tout derrière moi. Je serais tout fin seul pour ces célébrations. Je n’avais plus d’habitation. Mon camion était devenu ma seule maison. Comme je vivais avec cette forte impression de ne pas avoir été bon, j’aimais mieux rouler sans arrêter afin de semer ma mélancolie dans le sillage de mes roues.
Ce soir-là, j’étais en route vers Inuvik dans l’Arctique. Je transportais je ne sais quelle cargaison que je n’avais pas cru bon de vérifier avant mon départ, tellement le cœur n’y était pas. La compagnie m’avait bien dit qu’il y avait urgence, mais la compagnie, elle disait toujours ça.
La seule route reliant Inuvik aux quelques petits villages de cette région arctique et au reste de la planète est tellement longue qu’on la croirait aller jusqu’à l’infini. Il n’y a que des montagnes immenses, et beaucoup de roches sur lesquelles ne pousse que de la mousse. Plus on avance, moins il y a d’arbres. Il y a beaucoup de caribous, mais les grizzlys se sont endormis pour la nuit nordique. Dans toute cette immensité, il n’y a que peu d’humains. Il y a bien, à mi-chemin, un relais appelé « la plaine de l’aigle ». On peut manger, se rafraichir, faire le plein et même y dormir si le cœur nous en dit. Mais moi, le cœur ne m’en disait pas ce soir-là. Pour rien. Même pas pour souper. Tant qu’à être seul, j’aimais autant l’être vraiment. Alors, j’ai décidé de continuer.
On était rendu en soirée et j’avançais péniblement. Il y a un endroit qu’on appelle la vallée des ouragans. Et là, j’étais en plein dedans. Le vent rugissait à pleines dents. Il fouettait dans tous les sens. Rendu au sommet d’une montagne immense, j’étais trop aveuglé pour continuer. Je dus me résigner à m’arrêter à quelques pieds de la pancarte annonçant la frontière du territoire où se trouve le pôle Nord.
J’avalai le contenu d’une boîte de conserve sans goût à peine réchauffée. Après avoir réussi à chasser les boules bloquées dans ma gorge, je m’endormis tristement très tôt dans la couchette de la cabine secouée par le vent.
Je me réveillai en sursaut un peu plus tard. J’avais l’impression que le camion bougeait. Je ne rêvais pas. Le vent, qui s’était décuplé, le poussait sur le sol glacé. Je croyais que le banc de neige aux abords du précipice m’arrêterait. Mais je me trompais. Le vent était de mèche avec les éléments, et tous s’étaient ligués contre moi. Loin de nous arrêter, mon camion et moi avons dévalé la montagne dénudée en glissant comme sur une traîne sauvage. Nous ne nous sommes finalement immobilisés qu’au bas de la pente. Si loin de la route. Quand la tempête se terminerait, ici dans le fond de cette vallée, la neige aurait surement enterré mon camion en entier. Personne ne me retrouverait. Jamais. C’en était trop. Ces sanglots que je refoulais depuis le début de cette triste journée éclatèrent comme une digue venant de céder. C’est donc ainsi que tout finirait pour moi. Gelé dans la plus grande solitude qu’on puisse imaginer.
Et c’est ainsi qu’entre le vent assourdissant et mon chagrin envahissant, le temps s’écoulait sans ne plus avancer. Puis, entre deux bourrasques, une vision apparut. D’autres formes bougeaient. Piqué par la curiosité, je cessai de sangloter et me dépêchai de me sécher les yeux afin de mieux voir ce qui se tramait dehors. Ces formes que j’avais cru voir ne pouvaient être rien d’autre que la berlue. J’avais beau écarquiller les yeux, les formes, loin de se dissiper dans le vent, se concrétisaient. On aurait dit des animaux. Des caribous marchant dans le blizzard de la nuit. À bien y penser, il n’y avait rien de si surprenant. La toundra est leur maison. Comme ils ne sentent pas le froid, ils vont et viennent comme bon leur semble. C’était un petit troupeau. Sept ou huit, pas plus. Ils semblaient marcher en deux rangées. Surement sous l’effet du groupement, une pâle lueur les englobait. Puis un autre qui suivait en arrière. Il avait une forme bizarre ce caribou-là. Et puis, et puis!… Alors là!… J’ai vraiment cru perdre la raison. S’accordant au pas lent des bêtes, c’était un homme qui les suivait. Il tenait quelque chose dans ses mains. Des guides??? Des guides d’attelage! C’était un attelage de caribous. Ça y était : j’avais définitivement perdu la raison. Comme ma tête abasourdie tentait de faire du sens de tout ça, l’homme, arrivé à ma hauteur, tira sur les guides pour immobiliser son attelage et lança un calme mais retentissant : « Wo! Wo! Wo! »
Il me regarda et me lança : « Tu es prêt? » — « Prêt? Qui quoi? Moi? Prêt pour quoi? » Il me regarda d’un air ébahi comme si ma question était la plus ridicule jamais formulée : « Mais pour ta livraison pardi! Ils ne t’ont pas dit que c’était urgent? T’écoutais pas? Tu as oublié le jour qu’on est? Viens avec moi. » Trop éberlué pour m’obstiner, je le suivis jusqu’au derrière de ma remorque sans rechigner. Quand j’ouvris les portes, une lumière resplendissante éblouit tout l’intérieur. Des milliers de milliers de milliers de cristaux lumineux s’en échappèrent. Ils s’envolèrent et chassèrent tout le vent, et les nuages allèrent se figer dans le ciel.
À l’intérieur, il y avait des centaines de boîtes de toutes les grosseurs emballées dans toutes les couleurs. Le vieux monsieur à gros bedon et grande barbe blanche me regarda et me dit simplement : « Ça ne se livrera pas tout seul. J’ai besoin d’aide. On se partage. Moi je vais au sud parce qu’il y a plus de monde, et toi tu prends le Grand Nord. Ce sera plus facile pour toi. »
Mais je n’y connaissais rien. C’était toute une tâche. De plus, mon camion était plus qu’embourbé.
Il était déjà presque complètement enterré par la neige qui avait tant soufflé.
Il me rassura. Il m’envoyait des lutins pour m’aider. Tant qu’à mon camion, il était venu avec son attelage d’urgence pour me déprendre. Une fois l’attelage attaché au-devant de mon camion, il m’ordonna de retourner m’assoir au volant. Il était temps. Je grelottais de tous mes membres. Il me toisa et me lança : « Pas assez de barbe à mon avis. » Et encore : « Pas assez de bedaine non plus. » Il s’esclaffa avant de disparaitre dans la nuit. On n’entendait que l’écho d’un gros : « Hohoho! »
Au même moment apparut un tas de lutins grenouillant de ma cabine de pilotage jusqu’à l’intérieur de la remorque. Le plus expérimenté s’assit sur le devant du capot. Il donna un coup sur les guides et les rennes s’élancèrent. Le camion s’ébranla. Tout doucement d’abord, puis graduellement de plus en plus vite jusqu’à ce que les rennes atteignent un galop assez rapide pour les faire voler. Mon camion suivit. Et c’est ainsi que nous nous sommes envolés dans cette nuit magique. Bientôt, les petites lumières du premier village apparurent au bas. Nous avons survolé toutes les maisons où les lutins lançaient par la porte arrière les cadeaux appropriés atterrissant magiquement sous les sapins illuminés. Ce que j’ai pu rigoler avec eux! Surtout lutin malin assis à mes côtés pour me diriger. Il m’a confié que son grand plaisir est d’embrasser les petites filles sur le nez pour les faire rougir. Ça le fait tordre de rire. Je crois qu’il exagère, car il m’a même dit que le petit renne au nez rouge, c’était de lui. Puis nous avons volé jusqu’au village suivant et l’autre après, jusqu’à ce que ma remorque soit vidée au dernier village tout près du pôle Nord. Quelle belle nuit ce fut.
Cette histoire s’est passée il y a longtemps déjà et je la croyais terminée. Mais je m’étais trompé. L’autre jour est apparue chez moi la plus belle dame. Elle avait plein d’étoiles dans les cheveux et dans les yeux. Elle m’apportait un message. Le père Noël me réclamait à nouveau. Je devrai voler dans le sud cette fois pour aller répandre la joie. Comment dire non à la fée des étoiles? Je ne sais pas quelle température il fera, mais cette fois je ne prendrai pas de chance. J’emporterai une grande barbe. Joyeux Noël à tous les petits et grands.