le Vendredi 22 septembre 2023
le Jeudi 10 novembre 2022 6:00 Chroniques

Nostalgie

L’autre jour, j’écoutais l’émission du dimanche matin de Franco Nuovo, plus précisément la chronique des camionneurs à 6 h 30. Je l’écoute quand je peux. Normal pour un gars comme moi. Il y en avait un qui, complétant une maîtrise en arts visuels, disait refaire le plein d’énergie grâce à ce métier qu’il avait débuté six mois auparavant. Un autre nous parlait de ce restaurant au nord du Texas qui vend des steaks de 30 onces. Cette chronique m’a laissé songeur : elle m’a ramené à mes débuts, il y a bien longtemps.

Quand j’ai commencé dans le domaine, nous avions la plus humiliante des réputations : on nous traitait de « gros bras, pas de tête ». Il faut dire qu’à l’époque, un vieux de la vieille, en me montrant certains rouages du métier, m’avait expliqué qu’étant illettré, ça avait été pour lui l’emploi idéal.

Les temps avaient déjà beaucoup changé. Il était exigé des camionneurs de comprendre et remplir toute une panoplie de paperasses. Nous en étions fiers. Je crois que ma génération s’est beaucoup améliorée côté instruction. Quand j’entends le dimanche matin mes collègues s’exprimer, je constate que ça a encore évolué… un peu trop.

Il me semble que ça manque parfois de couleurs. J’ai l’impression d’entendre des guides touristiques… on ne refait pas le plein d’énergie en truck. Les trucks ne sont pas des chargeurs à batterie, mais bien des draineurs d’énergie. Au retour de voyage, on est vidé.

Je me sens un peu nostalgique, des fois. Où sont passés ces truckers qui, malgré un dossier gros comme le bras, traversaient la frontière plus aisément qu’une porte de bibliothèque? Ces « misfits » en bottes de cuir et portefeuilles à chaîne, qui fonçaient tête baissée dans le Bronx ou Downtown Eastside, dans le temps que ces endroits inspiraient l’effroi.

Tout le monde avait un nom de CB. On s’autobaptisait. Les gars se donnaient des noms comme : « Poncho », « Six-pack », « Apache », etc. Vous voyez le style. Je le sais bien qu’ils n’auraient pas pu se retrouver en ondes, ils faisaient peur aux enfants et à leur mère. Ils faisaient peur à ma mère. Ils me faisaient parfois un peu peur à moi aussi.

J’exagère. Ils ne me faisaient pas si tant peur. Nous étions dans la même confrérie et ça comptait. Je me rappelle certaines nuits dans ce truck-stop de la Caroline du Nord ou celui de Saratoga, attablé devant un café à écouter à l’abri d’oreilles indiscrètes celui-ci ou celui-là confier son désarroi, sa fragilité face à la bonne société, face à l’amour, face à…

Pour eux, il n’y avait que deux choix : une cellule à barreaux ou une à pare-brise et bras de vitesse.

J’avais un ranch à l’époque et ne voulais plus m’éloigner trop loin afin d’en prendre soin. J’en avais assez des voyages vers la Californie qui n’en finissaient plus. L’amour pour cette jolie Mexicaine était brisé. Les fiançailles étaient rompues. Je ne retournerais plus jamais à Juárez. Alors, quand on me proposa lors d’une entrevue de livrer à New York, j’acceptai sans une seconde d’hésitation. Je vois encore la binette incrédule du recruteur s’allonger, en revérifiant mon CV pour s’assurer que j’avais bel et bien l’expérience nécessaire. Le pauvre, s’il avait connu Ciudad Juárez.

Quand on allait dans le Big Apple, ce n’était pas pour visiter les quartiers touristiques. Je ne connais pas Broadway ou Central Park. Où on allait, on pénétrait dans un monde à des années-lumière de Manhattan. Il était fortement recommandé de n’y entrer qu’avec un gun. La police fermait les yeux sur cet outil une fois notre destination connue. De mon côté, croyant avoir trouvé l’arme idéale, j’avais plutôt opté pour le petit « bat à brochets » que je trouvais plus utile pour taper sur les doigts de ceux s’accrochant à mes miroirs. S’ils insistaient, deux ou trois petits coups sur la tête achevaient de les convaincre de débarquer de mon marchepied.

Cette époque remplie d’irréductibles vogue maintenant bien loin dans le sillon de la mémoire. Je me demande où ils sont rendus. J’imagine qu’ils ont vieilli ou sont morts. Ils ont fait place à d’autres qui lisent Louis-Ferdinand Céline.

J’ai perdu ces traces depuis un bout. J’ai abandonné l’asphalte depuis longtemps. Je crois que je ne fittais plus, moi non plus. Je suis rendu sur la garnotte, la bouette et la glace. Je m’y sens plus à l’aise. Je ne pense pas qu’il y aura de retour en arrière, pas plus que je ne retournerais à cette époque que je semble glorifier comme Martin Scorsese l’a fait avec ses bad boys. C’était l’enfer. Ce qu’on appelait liberté n’était en fait qu’esclavage où on était enchaîné à ces camions rutilants faisant notre fierté.

Je n’y retournerais pas, mais ce soir, j’y retourne un petit peu. Ils avaient quand même de la couleur ces gars-là.