le Samedi 14 septembre 2024
le Jeudi 29 septembre 2022 5:02 Chroniques

Les chevaux de la reine

  Photo : fournie
Photo : fournie

On a beau s’en foutre un peu, mais c’est toujours mieux que de s’enrager juste à y penser, comme c’était le cas avant, à mes vingt ans. Dans ce temps-là, mon entourage et moi, hé! qu’on la haïssait donc la reine. Elle était le symbole de notre soumission envers l’autorité anglaise. À nos yeux, plus que le symbole, elle nous avait personnellement mis les enfarges dans les pattes, nous empêchant de nous épanouir. On était convaincu qu’elle tenait à garder les guides bien serrés avec ce peuple récalcitrant que nous étions nous, les Canadiens français.

Pis, avec le temps, plus je décortiquais l’actualité, moins je la voyais, son intervention maléfique dont on l’avait tant accusée. J’ai commencé à cheminer tranquillement vers l’idée que quand il s’agit de s’enfarger, on n’a nul besoin des autres : on a toutes les compétences pour le faire nous-mêmes.

Puis, il y eut ce tour au téléphone que Pierre Brassard lui avait joué en se faisant passer pour Jean Chrétien. Ne se sachant nullement enregistrée, elle avait été sympathique.

Plus tard, quand le pot aux roses fut dévoilé, ne semblant nullement offusquée, elle alla même jusqu’à dire qu’elle pensait qu’il était saoul. Malgré tout, elle avait été d’une courtoisie impeccable.

Politiquement parlant, elle réussissait à s’en tirer sans se faire écorcher. Ses plus gros problèmes semblaient plutôt être d’ordre familial. Quelle famille n’en a pas eu? Il est fort possible que des situations familiales, elle en ait géré certaines mieux que d’autres. Comme tout le monde.

Puis, elle a vieilli. Ça pour vieillir, elle a eu le temps de vieillir longtemps, longtemps. Elle ressemblait à toutes les bonnes vieilles grand-mères. Alors hier, je n’ai pu m’empêcher de regarder quelques heures d’émissions spéciales en son honneur.

Les chroniqueurs se succédaient tour à tour pour aborder un angle ou un autre de sa monarchie ou de sa vie. Puis vint celle qui aborda l’angle de son amour pour les chiens et les chevaux. Je me suis arrêté d’un coup sec. Ça alluma une lumière depuis longtemps éteinte. Tellement, que ça m’en était totalement sorti de la tête.

Ça m’a ramené à mon autre vie. Celle où je ne retourne jamais.

Avant d’aboutir ici au Yukon pour ne redevenir que simple trucker, j’ai pataugé dans le monde des affaires. Je n’en ai jamais trop parlé. Pas par honte ou par choses à cacher, mais plutôt à cause de … en fait, je n’ai jamais trop su pourquoi. Peut-être trop occupé à vivre pleinement cette vie.

J’étais exportateur de foin. J’avais acheté la business d’un gars pour qui je travaillais. L’exportation d’un produit agricole, ça m’allait comme un gant. C’était noble. D’un, ça faisait fructifier nos produits québécois et, de deux, c’était vert parce que c’était une énergie renouvelable. Ma conscience était sauve.

M’étant mis à réfléchir en homme d’affaires, j’étais devenu en ce domaine malin comme un singe. J’avais appris à changer ma dynamique de pensée. À m’intéresser à tous les volets des comportements de la société, j’arrivais souvent à prédire l’avenir économique et même politique.

Très tôt après avoir atteint cette faculté de penser, j’ai compris assez vite que, pour survivre, je ne pourrais me contenter de la région de Boston : trop dangereux à mes yeux de ne dépendre que d’une seule région. J’ajoutai alors à mon arc le Connecticut. Et après, à force d’œuvrer dans ce monde, les portes de New York s’ouvrirent à moi. Et de temps en temps le New Jersey. Ces deux marchés étaient très compliqués. Se prennent pas pour d’la p’tite bière, dans ce coin-là.

À la longue, à bien observer, j’ai fini par conclure qu’à dépenser sans compter, l’économie américaine se dirigerait vers un mur. Pour prévenir le coup, j’ai cherché d’autres marchés. Et c’est ainsi que, grâce à un agent manufacturier, j’ai découvert l’Angleterre.

Dès le départ, je me suis senti à l’aise sur ces nouvelles terres. Je trouvais les Anglais faciles à négocier. Question transport, ça ne me coûtait pas plus cher d’exporter par bateau un conteneur à Liverpool que d’envoyer mon chauffeur à New York. Avec le taux de change de la livre sterling, le calcul était facile à faire.

Il y avait bien un peu de culpabilité à pactiser avec l’ennemi, mais hey! si on le regardait d’un autre angle, n’était-ce pas aussi de la revanche? En tout cas, c’est comme ça que j’ai décidé de le voir. Alors, pour mes cultivateurs comme pour moi, la culpabilité s’est transformée en fierté.

D’autant plus qu’un jour, lors d’une tournée avec le distributeur anglais, un cultivateur a dit en joke qu’on devrait vendre notre foin à la reine. Gêné, j’avais eu le goût de lui dire de se la fermer jusqu’à ce que notre client nous apprenne que c’était déjà le cas. Il en était le fournisseur officiel et une partie de notre foin se rendait à ses écuries. Ça nous avait assommés.

On dira ce qu’on voudra sur l’humilité et tout son tralala, mais je dois avouer que, ce matin-là, c’est une fierté frôlant l’orgueil mal placé que j’ai ressentie. On ne pouvait pas aller plus haut. Après, elle vint cette humilité, où je n’osais trop en parler à mon entourage craignant des réactions cinglantes nationalistes.

Et, clopin-clopant, je me suis ramassé aussi en Irlande. Pour combler la baisse de demande fulgurante que Boston et New York subissaient à cause de la crise que j’avais déjà bel et bien prévue, c’est la Floride que j’avais beaucoup de peine à fournir tellement la demande était forte.

C’était quand même étrange de livrer du foin dans des écuries, où était stationné à côté de la piste d’entraînement le jet privé, au bout de la piste d’atterrissage – elle aussi privée évidemment. On était en plein krach boursier. Après m’être informé, je me rendis compte que je livrais à ces magnats de New York qui avaient contribué à provoquer cet épouvantable krach avec leur « edge funds ». Pendant que dans ce même état, ironiquement, la moitié des gens se ramassaient sur la paille après avoir perdu leur maison.

En même temps, je négociais avec un cheikh, super gros importateur d’Abou Dabi aux Émirats arabes unis. Dubaï était en faillite, mais côté chevaux hors de prix, tout semblait aller comme sur des roulettes. Je commençais à recevoir des appels d’un peu partout pour exporter mon foin. Et sûrement pas des places de pauvres.

C’est à peu près dans ce temps-là que ça a commencé à s’embrouiller. Jusque-là, j’avais si bien organisé mes flûtes que j’en étais arrivé à être courtisé par les plus grands. Et maintenant que j’y étais, en fait beaucoup plus loin et plus haut que je ne l’avais jamais même imaginé, j’avais comme un drôle de goût dans la bouche. Ou plutôt la bouche sèche que je n’arrivais plus à étancher.

Ceci déclencha cela. Arriverais-je à toujours trouver tout le foin de qualité qui avait fait ma renommée? Pourquoi je n’en avais jamais fini d’investir dans de nouveaux équipements? Quand l’expansion s’arrêterait-elle? Où était le bon sens d’envoyer par bateaux jusqu’à des déserts inconnus des milliers de tonnes de foin qui ne servaient qu’à nourrir les chevaux gâtés de ces magnats?

Peut-être pas si vert. Quand est-ce que je pourrais commencer à écrire? Je n’arriverais plus jamais à me vider la tête avant de dormir pour pouvoir écrire? D’ailleurs, je n’arrivais plus à beaucoup dormir. Étais-je destiné à poursuivre cette voie sans m’en détourner jusqu’au boutte? Une vie calquée sur un bon plan d’affaires, mais qui n’aura été que la seule définition de mon existence?

Le chemin que j’avais pris était un bon chemin. Il menait si loin. Je l’avais créé de mes propres mains. Mais était-ce le mien? Finalement, sur le bord de perdre la tête et surtout, surtout perdre mon âme, je l’ai abandonné, ce chemin.

Par la suite, je me suis plusieurs fois enfargé dans d’autres dédales et avenues inconnues qui n’étaient plus pour moi, eux non plus.

C’est ici, au milieu de cette nature si sauvage où, pour survivre, on doit faire corps avec tous les éléments, que j’ai finalement apprivoisé ma propre vie et la vie en général. C’est ici que j’ai réappris à vivre.

Mais dans une autre vie, j’ai vendu du foin à la reine d’Angleterre.