Où se trouve l’infini? Sur Terre, je veux dire.
Pour moi, dans mon interprétation bien personnelle, il va de soi qu’il se situe là où la nature n’est pas encadrée par des espaces conquis et modelés par l’humain. L’inconnu à perte de vue.
Quand j’étais petit, je le voyais au bout des champs là où les bois – la plupart du temps des érablières – commençaient. Puis, petit à petit, à mesure que j’explorais plus à fond ces boisés mystérieux, je me rendis compte qu’ils cédaient leurs places à d’autres champs. Au bout de ces champs se trouvaient des maisons. Puis un chemin. Avec le temps, je compris que ces maisons donnaient sur un autre rang que dans le fond je connaissais bien pour avoir circulé dessus avec mes parents maintes et maintes fois : le rang Saint-Simon.
Même que certaines de ces maisons abritaient quelques amis avec qui j’allais à l’école. C’était donc comme ça que ça marchait. Le mystère était résolu et du coup tristement anéanti. Je portai alors mon regard sur les bois de l’autre côté du chemin, au bout des terres des voisins.
Si la même logique prévalait, ces bois donneraient donc sur les terres de la côte Saint-Louis. Et elle prévalait. Je compris qu’il en était de même partout dans tous les alentours.
Les forêts sauvages de mon enfance se comptaient en entailles. Quand une érablière avait atteint de deux mille à deux mille cinq cents entailles, c’était toute une érablière. Et après? L’érablière donnait sur une autre érablière, qui elle donnait sur un champ, qui lui donnait sur un chemin, qui à son tour donnait sur un autre champ. Et ainsi de suite, jusqu’à l’infini.
Comme infini, l’assoiffé d’aventures dans des endroits méconnus et mystérieux qui grouillait en moi était un peu déçu. Après l’expropriation sur la nouvelle terre achetée par mon père à peine un peu plus au Nord, je refis en pensée le même agrandissement de cercles de mon univers à partir du point zéro, c’est-à-dire notre maison. Là, au début des Laurentides, où les terres étaient déjà beaucoup moins bien organisées et structurées, le calcul était différent.
Le bois lui aussi se trouvait au bout des champs, mais eux étaient beaucoup moins grands. Si je continuais tout droit une fois rendu au bout de notre bois, je tombais sur un autre bois pas enclavé par un champ, celui-là. Je finissais par aboutir encore là sur un chemin. Un petit chemin de rien en cul-de-sac presque déserté, habité de trois ou quatre maisons seulement.
Et si je continuais encore plus loin, toujours en ligne droite, j’arriverais éventuellement à Saint-Jérôme. On n’était pas si loin de la ville que ça. Mais ça, je ne l’ai jamais marché autrement que par la pensée.
Par contre, si, à mettons quelques centaines d’arbres avant d’arriver au boutte de notre bois, je virais à quatre-vingt-dix degrés à gauche, là ça prenait une tournure totalement différente. Je traverserais le bois des Goguen puis celui des Lafleur, et encore deux ou trois autres qui appartenaient aux Dagenais.
Après, si on savait bien s’orienter, on devait obliquer un peu vers la droite pour éviter les maisons du lac Cloutier et celles du lac Filion. On se ramassait pas trop loin de la montée Sainte-Thérèse qui, même si elle longeait l’autoroute des Laurentides, avait quand même le mérite d’en être totalement ignorée et surtout presque encore entièrement boisée. On ne faisait pas long dans cette direction. On devait tourner encore à gauche à quatre-vingt-dix où on croiserait le rang Saint-Camille presque entièrement boisé lui aussi à cette époque.
À peine quelques terres de roches des plus charmantes s’apparentant à celles du temps de Séraphin. Ce détour permettait de contourner Sainte-Anne-des-Lacs et passer ainsi entre Saint-Sauveur et Morin-Heights, qui eux n’étaient pas encore très développés à l’époque. Après, question civilisation, il ne restait en importance pratiquement que Sainte-Adèle et, beaucoup plus loin, Sainte-Agathe érigées le long de la Route 117 faciles à contourner.
Alors on pouvait d’ores et déjà affirmer – enfin, je le pouvais dans ma tête – qu’on était arrivé à l’infini qui s’étendait jusqu’au pôle Nord sans autre grande trace de civilisation. Je pouvais atteindre le bout du monde à partir de notre bois.
J’ai fait et refait ce trajet je ne sais combien de fois dans ma tête, juste pour la sensation d’avoir l’infini à portée de main. À portée de pensée, du moins.
Si c’était aujourd’hui, je ne pourrais pas le refaire, ce voyage dans ma tête. Le cul-de-sac derrière notre bois est développé à surcapacité; même chose pour la montée Sainte-Thérèse. Du milieu de l’érablière maintenant, on entend le « vacarne » des machines et des tondeuses. Même en pleine nuit, le ciel s’est orangé.
Plus loin, j’imagine que ça a suivi la tendance qui consiste en « Allons! civilisons! » C’est tellement bon pour l’économie. D’ailleurs, même ces érablières sont maintenant tissées de toiles d’araignées en PVC servant à récolter l’eau chaque printemps.
J’ai parlé de ça parce que, l’autre jour, je me demandais encore une fois ce que je faisais là dans ce maudit blizzard entre deux bourrasques et les montagnes de neiges qui nous sont tombées dessus tout l’hiver. Puis, pour quelque raison, le mot « infini » m’est venu à l’esprit comme dans « maudit vent qui s’étend à l’infini ». Et de là les références à mon enfance et à mon adolescence.
J’ai compris qu’en quelque sorte, je l’ai inconsciemment recherché cet infini une bonne partie de ma vie. Maintenant, je suis en plein dedans. Il est drette là, devant le camion. Je l’ai dans la face et tout autour, tout le temps, tout le temps. J’en prends pleinement conscience surtout une fois pris dans la neige tout seul et que le truck ne veut plus avancer. C’est dans ces moments-là que je dois me dire : « Le v’là, mon Ti-Pit, l’infini que tu cherchais tant! »