le Jeudi 10 octobre 2024
le Jeudi 10 mars 2022 6:00 Chroniques

Petite misère

  Photo : fournie
Photo : fournie

Pas grand-chose à dire aujourd’hui. Je suis bloqué de tous les bords, tous les côtés. Mon truck pour Inuvik se gèle les fesses depuis quelques semaines à côté d’un garage. Il attend des pièces servant à réparer l’antipollution décidément pas adaptée pour l’Arctique.

Ça faisait quelques voyages que le truck gossait. Mais l’ordi, le fameux ordi qui dorénavant fait office de Dieu dans les garages, affirmait ne voir aucun code de malfonctionnement. On s’obstine pas avec un ordi.

Et pourtant. En revenant d’Inuvik lors de mon dernier voyage, une heure après m’être arrêté pour la nuit, le moteur s’est mis à tilter. Il a commencé à se faire aller les lumières de toutes les couleurs, dont une en particulier me menaçant d’arrêter le moteur. Et elle tint parole. Trois ou quatre minutes après avoir transformé mon pare-brise en discothèque, le moteur s’arrêta. C’était le samedi soir. J’étais à Gravel Lake entre Dawson et Stewart Crossing. Pour être plus précis : j’étais au milieu de nulle part.

À moins vingt-sept, sans signal ou ondes de communication d’aucune sorte, j’ai senti une petite angoisse commencer à me chatouiller le ventre. Un peu perdu, j’ai essayé de redémarrer le moteur sans trop y croire. Contre toute attente, ça a fonctionné. Je suis retourné au lit pas trop pressé de m’endormir. Quelques minutes plus tard, mes craintes se confirmèrent. De ma couchette, j’ai entendu une alarme sonner.

Une fois levé, j’ai vu que la discothèque se faisait de nouveau aller. Et le moteur s’arrêta encore. Et je le repartis. Et le même manège se poursuivit pendant une autre heure. Arrête, repars, arrête. J’ai compris. Isolé comme je l’étais à minuit, un samedi soir, dans un froid plus que raisonnable, sans signal, je n’avais pas cinquante solutions. Il était maintenant assuré que ma nuit était scrapée. Alors j’ai renfilé mes pantalons, me suis fait une batch de café et j’ai embrayé.

Ça n’a pas découragé mes alarmes. Mais je comptais sur un piton qu’on peut appuyer qui empêche le moteur de s’arrêter quand on roule. Ça a aussi fonctionné. Pour combien de temps cependant? C’était ça le plus inquiétant. Je craignais de stâller sur la pire portion de route.

Croyez-moi : en ce qui concerne la ou les pires portions de route qu’on peut trouver jusqu’à Whitehorse, on a l’embarras du choix. Ce sont les « pas-pires » portions de route qui sont plus dures à trouver.

Sur les six cents kilomètres à faire, ce n’est que montagnes qui montent et descendent dans des courbes à gauche et à droite, dont la plupart sont affilées comme des couteaux. J’ai roulé dans ça pendant une heure et demie avec un doigt su’l piton qui bloque l’arrêt automatique du moteur. Et puis tout d’un coup, sans plus d’explications, tous les lumières et buzzers se sont éteints.

Tout était redevenu normal. Et youpi laïe! qu’est-ce qu’on peut se bidonner nous les truckers. Surtout dans l’Arctique. Je suis finalement arrivé à Whitehorse su’l p’tit matin du dimanche… Avant la messe, comme ils disaient dans le temps.

Comme je me stationnais, cette maudite carlingue a recommencé à flasher. Mais j’étais arrivé. « Ah ben! Ça te tente de jouer au plus smatte encore? Tu veux arrêter? Ben arrête donc. Pus besoin de toé. Demain, c’est le bistouri garanti. Tu vas voir ce que ça coûte de jouer avec mes nerfs. »

Bon là, je le sais qu’il y en a qui se disent que je dois avoir perdu la tête de parler à mon truck. Mais on est tous un petit peu comme ça. On entretient une relation amour/haine avec notre engin. Faut pas s’en faire, on n’est pas dangereux pour autant. Pas besoin d’appeler les hommes en blanc.

Ça fait que là, il attend au garage. Aux dernières nouvelles, ce matin genre, les pièces en question se sont perdues dans le transport. Elles doivent être quelque part dans le nuage. Je l’avais prévue, celle-là. C’était écrit dans les étoiles en grosses lettres majuscules que ça se passerait comme ça. Ça me prenait donc une alternative.

Je commençais à checker comment m’aligner quand quelle merveilleuse coïncidence survient? Ils ont fait une route d’hiver pour Old Crow cette année. Comme en deux mille quatorze. Ça adonne bien; j’y étais. Quelle aventure. Je l’avais bien vu en plus ce qui se tramait, à Eagle Plains lors de ce dernier voyage. Je regardais tristement les travailleurs achever de la préparer, cette route d’hiver.

Pour ce faire, ils doivent pousser la neige pour ouvrir une voie. Ils en laissent une épaisse couche par terre. Après, ils embarquent dessus avec des gros trucks à eau à tires balounes et arrosent inlassablement cette voie pendant des jours et des jours, les deux cent quatre-vingts kilomètres de chemin entre le road house d’Eagle Plains et Old Crow. Ils l’arrosent ainsi jusqu’à ce que cette neige devienne dure comme de la glace. Elle doit être assez forte pour supporter le poids des camions. Et voilà. Le transport peut commencer.

En convoi de sept à huit trucks. Cette année deux convois suffisent. J’ai dit que je regardais ces préparatifs avec tristesse parce que je ne m’attendais pas à en faire partie. Mais comme mon truck a décidé de niaiser, j’ai sauté sur l’occasion. Je suis allé voir Ross. J’avais pas encore refermé la porte de son bureau qu’il m’a dit qu’il ne manquait que moi. « Quand est-ce qu’on part? », que j’ai demandé. « Dans trois jours ».

Ça donnait juste le temps de préparer l’autre truck. Couvertures, oreillers, équipement de survie, outils, chaînes à roues, etc. Enfin, tout le tralala nécessaire à ce genre d’expédition. On partait pour un mois. J’étais de bonne heure à la maison le vendredi, je prenais ça aussi relax que je le pouvais.

On partait le lendemain. J’avais besoin de toute l’énergie possible. Pis vers cinq heures du soir, le texto est arrivé : « Standby! La rivière Crow a passé par-dessus la rivière Porc-Épic. C’est inondé. On peut pas passer. Ils sont en haut en ce moment à tenter de figurer comment contourner ce problème incontournable. »

Comme je terminais la chronique, j’ai reçu l’appel. Je pars demain matin pour Old Crow. Ti-guidou. On rependra ça du Nord.