Pour Solange Haché, le rôle des personnes ainées dans la construction identitaire est essentiel : «L’école toute seule ou les parents tout seuls ne peuvent pas remplir cette mission-là parce qu’on est sur un continuum.»
Dans un entretien qu’elle a accordé à l’Association canadienne d’éducation de langue française (ACELF) en avril 2022, elle confie trouver «important de faire comprendre les luttes et les progrès réalisés. C’est impératif que nous continuions à manifester notre attachement à notre langue, à notre culture, à nos institutions, et ce, au quotidien».
Selon les données d’un rapport sur les personnes âgées francophones au Canada publié en 2019 par la Fédération des aînées et aînés francophones du Canada (FAAFC), 41,5 % des francophones ont plus de 50 ans. Une augmentation de 3,2 % comparativement au recensement de 2011.
Solange Haché voit d’ailleurs des côtés positifs au vieillissement de la population. Considérant que le niveau d’éducation est plus élevé aujourd’hui, qu’il y a un l’accroissement de la longévité et que les gens sont en meilleure santé, les ainés peuvent contribuer plus longtemps à la vie active, souligne-t-elle.
Mais il reste encore du travail à faire, précise la présidente de la FAAFC : «Je pense qu’on n’est pas rendus assez loin. On peut faire beaucoup plus, mais c’est sûr que ça demande peut-être une nouvelle vision [de] l’intergénérationnel.»
Nombre de francophones de 50 ans et plus par province*
Province/Territoire | Nombre de francophones de 50 ans et + |
Terre-Neuve-et-Labrador | 990 |
Nouvelle-Écosse | 16 320 |
Île-du-Prince-Édouard | 2 525 |
Nouveau-Brunswick | 111 535 |
Québec | 2 700 000 |
Ontario | 254 905 |
Manitoba | 20 545 |
Saskatchewan | 7 945 |
Alberta | 31 630 |
Colombie-Britannique | 32 815 |
Yukon, Territoires du Nord-Ouest, Nunavut | 1 115 |
*Données du recensement de 2016 analysées en 2019 par la FAAFC
Stimuler l’échange
Martin Gagnon entreprendra un baccalauréat dans un programme en français à l’Université Laurentienne de Sudbury en septembre. Il accorde beaucoup d’importance au rôle de son grand-père dans sa construction identitaire.
Il note que c’est avec lui qu’il a perfectionné son français et qu’il allait à la bibliothèque publique quand il était jeune. Le jeune Franco-Ontarien aurait toutefois aimé voir des encouragements similaires se poursuivre à l’école : «Je ne pense pas que les écoles ont poussé assez pour promouvoir la culture et la langue francophones», précise-t-il.
«On nous a toujours dit comment c’est important, mais on ne nous a jamais vraiment expliqué pourquoi, dit-il. Ça aurait été l’fun d’avoir des gens qui viennent nous expliquer pourquoi c’est important de garder notre langue.»
Rodrigue Landry est professeur émérite en éducation à l’Université de Moncton et a dirigé l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques (ICRML) de 2002 à 2012.
Il a consacré une grande partie de sa carrière à la vitalité ethnolinguistique des minorités francophones. Il suggère qu’«on pourrait organiser des choses formelles, qu’on invite [les personnes ainées] dans les écoles pour parler aux jeunes de ces expériences».
Les ainés, «ce sont des mémoires vivantes [du passé], surtout si ces personnes ont été des modèles de revendications des droits», rappelle le chercheur.
À l’instar de Martin Gagnon, Maxime Cayouette a grandi à Sudbury dans le Nord de l’Ontario. Il se définit fièrement comme Franco-Ontarien.
Avec ses collègues de classe du défunt programme de théâtre de l’Université Laurentienne, ils ont présenté la pièce Quoi si, moé ‘ssi j’viens du Nord ‘stie en 2021. Une création qui faisait écho, cinquante ans plus tard, à la pièce Moé, j’viens du Nord, ‘stie, spectacle fondateur du Théâtre du Nouvel-Ontario (TNO) en 1971.
Par le théâtre, les deux générations d’artistes ont manifesté, à l’image de leur époque, leur identité francophone et leurs questionnements sur leur marque dans la culture franco-ontarienne.
Tout au long de leur processus de création, Maxime Cayouette et ses collègues ont pu discuter avec les créateurs du spectacle original. Cette expérience intergénérationnelle a marqué le jeune comédien.
«[Moé, j’viens du Nord ‘stie] était vraiment le début de la culture qu’on vit aujourd’hui, surtout à Sudbury et dans le Nord en général. C’était cool de pouvoir interagir avec [les comédiens de la pièce originale] parce que ce sont vraiment eux qui ont pris l’initiative de commencer quelque chose qui a changé la culture dans le Nord», partage-t-il.
Aujourd’hui animateur culturel au Conseil scolaire public du Grand Nord de l’Ontario (CSPGNO), Maxime Cayouette espère à son tour avoir un impact sur la construction identitaire des plus jeunes : «Le mandat de l’animation culturelle, c’est d’encourager les élèves à vivre leur culture, alors je ne serais vraiment pas dans le bon poste si je n’avais pas au moins l’espoir d’avoir un impact!»
L’identité, un concept complexe
Au fil de ses recherches, Rodrigue Landry a identifié plusieurs secteurs où peuvent s’inscrire les personnes ainées. «Il y a énormément de potentiel, il y a des choses que la recherche nous dit que les ainés pourraient faire», indique-t-il.
Il explique que certains Canadiens se définissent comme francophones parce qu’ils parlent français, mais sans plus. «Il y a une autre étape qu’on appelle l’engagement identitaire […] est-ce qu’ils se sentent prêts à défendre cette identité? Est-ce qu’ils [en] sont fiers — on appelle ça l’estime de soi —? Est-ce qu’ils se sentent semblables aux autres francophones de leur communauté?» illustre le chercheur.
Afin de mieux comprendre la contribution des ainés, Rodrigue Landry a élaboré un modèle qui permet d’encadrer la construction identitaire selon trois types de vécus :
- Le vécu «enculturant» représente celui où le jeune est exposé au français dans les sphères «privées» de sa vie (famille, amis, école et médias).
- Le vécu «autonomisant» relève de la motivation intrinsèque ou intériorisée, où le jeune poursuit la construction de son identité de façon autonome.
- Le vécu «conscientisant» mène le plus vers l’engagement communautaire et la conscientisation du jeune et le jeune est conscientisé à la réalité linguistique minoritaire : à savoir la connaissance de l’histoire, des droits, le contact avec des modèles de la communauté, etc.
«Le fait de parler français à ses petits-enfants, surtout si c’est appuyé par les parents, c’est un vécu enculturant, précise Rodrigue Landry. Il y a plein d’expériences que les personnes ainées peuvent faire vivre aux enfants qui vont leur donner des connaissances.»
«Parle en français», un piège classique
Maxime Cayouette a fait toute sa scolarité dans les écoles franco-ontariennes et se souvient de certaines techniques employées par les enseignants pour faire parler les élèves en français : «Les enseignantes disaient toujours “ne parle pas en anglais”, “peux-tu répéter ça en français?” et ça devenait gossant.»
Ces pratiques transforment l’utilisation du français en tâche, selon lui.
Rodrigue Landry explique que «la conscientisation, ce n’est pas de la moralisation, ce n’est pas de l’endoctrinement, il faut que ce soit un dialogue. […] Ils doivent choisir de vivre en français et la plupart vont le faire s’ils ont le vécu autonomisant adéquat.»
D’après Solange Haché, les personnes ainées sont souvent mieux placées pour passer le message aux jeunes, car elles entretiennent une relation plus affective que disciplinaire par rapport aux enfants. «C’est plus facile d’avoir un impact positif sans justement être dans la règlementation», souligne-t-elle.
Le vécu conscientisant n’est pas une question de quantité, mais de qualité, conclut Rodrigue Landry : «Pour un jeune, ça peut être un moment marquant de leur vécu, ça va les éveiller.»