Je ne sais pas comment je vais arriver à décrire la situation adéquatement, mais je vais essayer de brosser le tableau le plus fidèlement possible sans trop en mettre ni en omettre.
Pour se rendre à la route de glace, on doit d’abord circuler pendant une heure et demie sur une route gouvernementale, dite normale, avec de l’asphalte et une ligne jaune quand elle n’est pas enneigée et glacée comme elle l’est la plupart du temps.
J’arrive à l’endroit où elle s’élargit énormément à cause d’une autre route bordant la rivière arrivant de la droite. Elle se rétrécit en entonnoir afin de s’engouffrer sur un pont de fer vert à voie unique. Je vois déjà le pont. Comme la température s’est réchauffée pendant le jour à quelques occasions avant de retrouver ses -20e Celsius la nuit venue, la surface est rendue lisse comme une patinoire. J’ai juste le temps de voir un des deux trucks me précédant glisser de côté vers le garde-fou dessinant cet entonnoir, tandis que l’autre devant lui est déjà tamponné dedans. Je ne roulais pas trop vite, mais juste un peu trop.
Après une tentative ou deux de manœuvres, je me retrouve moi aussi à glisser de travers, camion et remorques bien alignées, mais contrairement aux deux autres, moi, c’est vers l’entrée du pont. Ça ne glisse pas vite, mais encore beaucoup trop à mon goût. Ça ne modère pas non plus. J’ai le temps d’évaluer la situation. C’est à la veille de fesser solide. Je vois ça venir : les trailers vont péter sur le bord du pont, tandis que mon camion va péter sur l’autre bord. Qu’est-ce que je pourrais faire??? Je crampe mes roues en masse à gauche vers le pont en espérant (sans grand espoir) que tout tourne assez pour que j’aligne l’entrée du pont dans le bon sens. Ça tourne un peu, mais juste le tracteur. Les remorques, elles, continuent à glisser de côté comme s’ils avaient été bâtis pour ça. Je le vois bien le scénario se dessiner : aussitôt que le devant du camion va toucher le bord du pont, il va se plier encore plus et ça va y être pour un méga « jacknife ». Hostie! Ouyouyouye! Je ne peux pas laisser ça aller les deux bras croisés.
Dans une dernière tentative, je joue le tout pour le tout : au lieu d’essayer de contrecarrer cette motion, je l’encourage. Après avoir barré mes différentiels, j’enfonce la pédale à gaz dans le plancher. La boucane sort des pipes, et les trailers, surpris autant que décontenancés par cette manœuvre soudaine qui les tire si brusquement ne trouvent rien de mieux à faire que de retrouver docilement leurs places derrière le camion. Je le sais bien que j’embarque ben trop vite sur le pont, mais j’embarque. Tout suit comme une corde et, à moins de me tromper, le seul métal de ce pont que je touche est le grillage sur lequel mes roues tournent.
Bon, OK, ça brasse pas mal. Le diesel dans mes tanks fait de la vague allant venant en fessant massivement dans le devant et le derrière des parois, infligeant un roulis à tout l’équipement. Difficile à contrôler, mais grosso modo, tout tient le coup, moi avec. Je dois ralentir au plus tôt, mais il est hors de question de précipiter quoi que ce soit. Les deux masses liquides pourraient pousser trop fort suite à une décélération trop brusque et provoquer ce jacknife que j’ai réussi à éviter de peine et de misère juste avant. Je ne manœuvre pas cette opération avec la plus grande élégance, mais il reste qu’à la sortie du pont, j’ai retrouvé un tempo presque acceptable. Ni sur mon équipement ni sur le pont, aucune marque n’est là pour témoigner de ce non-incident. J’arrête immédiatement mon engin en bordure de la route et pars en courant vers des jeux pour jeunes dans un mini parc. Un collègue témoin de toute la scène vient me demander ce que je fais là grimpé sur des jeux bleu et jaune.
« Je décompresse! »Il sourit sympathiquement et détourne son regard ailleurs. Je comprends qu’il comprend. Je saute en bas, ressaute dans mon camion aussi vite que j’en étais sorti et l’embraye. Il faut que je bouge. Les nerfs me mènent. Je ne fais vraiment pas long. Des responsables de la route me font signe de rentrer mon équipement dans ce garage tout à côté, afin d’inspecter de possibles bris. J’entre le tout et débarque. Ce n’est pas un garage à proprement dit, mais plutôt une ancienne étable. Je sors et vais en arrière. Il y a quelques véhicules en dessous du chapot. Il y a du fumier par-dessus. Des gros tas de fumier. Des tonnes de fumier. Plus je regarde, plus j’en vois. Qu’est-ce que c’est ça?
Qu’est-ce qui cloche? Pourquoi tout est anormal? C’est trop pour moi. Trop de sensations. Je retourne dans ma couchette. Je me relève en sursaut. Il faut que je sorte d’ici au plus vite. Il faut que j’aille… Je m’arrête entre les deux sièges. Il faut que j’aille où??? Où suis-je??? Je regarde autour. Un garage! Fuck! Ça me revient. Je suis dans un garage à Hay River. Il est 1 h de l’après-midi et je m’étais endormi. J’ai rêvé tout ça. D’ailleurs, il n’y a même pas de pont entre Yellowknife et la route de glace. Ce pont, il est ici à Hay River. Je l’ai vu hier soir en arrivant.
Hay fucking River!À 500 kilomètres de Yellowknife. Je me touche la face. Je n’ai aucune sensation. Elle doit être blanche comme un drap. J’ai l’impression qu’il n’y a plus de sang qui s’y rend. Je dois avoir dormi solide. Je ne me rappelle même pas m’être étendu.
Je ne suis pas un spécialiste des rêves, je ne sais donc pas comment interpréter celui-ci, mais si je m’y risque tout de même, j’arrive à deux conclusions.
La première : Je suis un maudit bon chauffeur… dans mes rêves du moins.
La deuxième : Là! Je dois vraiment commencer à être fatigué.