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le Jeudi 14 Décembre 2017 16:57 Société

Chronique d’un trucker : Halloween à Keno

Photo : Yves Lafond
Photo : Yves Lafond

L’autre soir, au p’tit bar près de chez nous, je jasais avec un gars qui a passé l’été à Keno. Il me dit qu’ils y fêtaient l’Halloween en fin de semaine. Moi qui pensais qu’ils avaient déjà placardé portes et fenêtres pour l’hiver. Que le village était retourné à sa semi-hibernation. J’étais certain que Léo Martel avait fermé son hôtel depuis belle lurette. Si ce n’était pas le cas, et qu’en plus, ils faisaient un party avant de mettre le cadenas jusqu’au printemps, ça me frétillait les jambes d’aller y faire mon p’tit tour moé itou.

Je l’aime bien ce village qui, au contraire de celui d’Astérix, résiste encore et toujours non pas à l’envahisseur, mais aux déserteurs qui ont fui la place sur la Silver Trail aussitôt la mine d’argent fermée, il y a une trentaine d’années.

La douzaine d’irréductibles qui y demeurent toujours, Léo Martel compris, ont revêtu la couleur à leur convenance, parce qu’il n’y a personne pour leur en imposer une. Si on a le courage de conduire jusque-là, un coup rendu, on risque de s’amuser fort. Avec Léo, on ne s’ennuie pas. Je ne l’ai rencontré qu’une fois, mais je peux vous assurer que des histoires, il peut en raconter pendant toute une veillée. Je suis certain qu’il lui en reste une pelletée pour le lendemain.

C’est drôle que je pense comme ça. Parce que la première fois que j’y ai mis les pieds, c’est pas ça que j’avais ressenti. Au contraire. La chienne m’avait pris.

Ça faisait quelques mois que j’étais revenu au pays. La compagnie de transport qui m’avait fraîchement embauché avait décroché le contrat pour le transport vers Elsa. Cette ancienne mine d’argent qui avait jadis engendré création et la prospérité de Keno rouvrait.

J’y fus envoyé pour effectuer la première livraison. Ça faisait ben mon affaire. Keno et Mayo faisaient partie des quelques villages sur la quinzaine du Yukon où je n’avais jamais mis les pieds.

Ma cargaison n’étant prête que tard en fin de journée, je ne partis que vers l’heure du souper. Je ne pourrais donc arriver à destination que vers minuit. Qu’à cela ne tienne : nous étions en juin et le soleil de minuit m’émerveillait. C’est toujours le cas.

Une fois approximativement arrivé, je me dirigeais à tâtons dans cet endroit inconnu. J’ai constaté avoir dépassé le campement principal constitué de roulottes de chantier typiques à ce genre de projet¸ je cherchais une place pour me virer quand je me rendis compte que je circulais sur le site de l’ancienne mine. C’était gros. Une espèce de village situé au milieu des installations minières. Ce qu’on ne voit plus. Aujourd’hui, les quartiers habitables sont très bien séparés des sites de production. Mais dans ces temps-là… Bof… on s’en sacrait un p’tit brin.

Je circulais à pas de tortue dans ces vestiges du passé. Ici se trouvaient les anciens « bunkhouses » en bois ronds (dortoirs), qui soit dit en passant avaient beaucoup plus de mine que les préfabriqués d’aujourd’hui. Je tourne à gauche et passe en dessous d’un convoyeur suspendu, tenant par la peur. Là apparaît ce qui devait probablement être l’entrepôt du minerai. À ma gauche, ce devait être la bâtisse où ils l’empochaient. Tous ces bâtiments aux frises vertes étaient recouverts de bardeaux d’amiante blanc à moitié arrachés. Tourne encore, je me ramasse sur l’avenue principale. C’est dans cette grande tour carrée que devait se trouver l’entrée vers les profondeurs de la terre. On voyait encore les installations du système de poulies servant à descendre et remonter du shaft. Celui-ci devait se trouver dans cette bâtisse. Voir l’état de tout ce délabrement prêt à s’écrouler à tout moment ne donnait pas le goût d’explorer l’intérieur. D’ailleurs, je me demande bien sûr le nombre de gars qui descendaient dans ce trou-là, combien s’interrogeaient s’ils en remonteraient. Combien ne sont jamais remontés?

Il était un peu tard pour être aussi macabre. Pour chasser ces idées noires, je décide de rembrayer et continuer ma tournée. Juste en avant, face à une bâtisse que je dois contourner, j’aperçois accroché au mur le vieux crâne tout blanchi d’un orignal. Un comique s’est amusé à y faire pendre des vieux fils électriques noirs. Tabarn… Qu’ossé çà???? Je passe à côté et continue mon chemin. Pis non! J’arrête. Il faut que j’aille voir ça de plus près. Dans la brunante de la nuit, j’ai peut-être halluciné un peu ce spectre.

Photo : Yves Lafond

Photo : Yves Lafond

Il n’y a pas à se tromper. On dirait le fantôme d’un orignal maléfique venu venger les injustices humaines. Je retourne à mon camion. J’avale une bouchée pendant que dans ma tête, des pensées se mettent à trotter. Combien de mineurs, seuls comme Jonas dans la baleine, ont abouti ici? Combien y sont toujours? Combien d’âmes en peine rôdent ici la nuit, sans nulle part autre où aller? Je ne peux m’empêcher tout en mangeant de regarder ce qui se passe au-dehors; les ombres surtout. Ben content qu’il ne fasse pas noir à soir. Quoique! S’il y a des rôdeurs, ce n’est pas la clarté de la nuit qui va me protéger. J’ai beau me taper le côté de la tempe pour me chasser ces pensées démentes; en me couchant, je ne peux m’empêcher de me relever plusieurs fois pour scruter les alentours. Je finis par réussir à me convaincre de ne pas m’en faire avant de me laisser tomber dans les bras de Morphée.

Ce fut une nuit troublée par des espèces des farfadets tout poilus et à grande barbe qui descendaient de la montagne, traversaient la route devant mon camion avant de disparaître de l’autre côté. Toujours les mêmes qui passaient et repassaient dans un sens comme dans l’autre. Je n’arrive pas à me rappeler si je les ai rêvés ou les ai imaginés avant de me coucher. Mes souvenirs concernant cette nuit sont tellement flous que je les ai peut-être aussi enchevêtrés à d’autres images de témoignages de gens qui jurent dur comme fer avoir vu ces mêmes êtres un peu partout dans le Nord. La première fois que j’en ai entendu parler, ils passaient près de Northern Cross sur le Dempster. Plus récemment, à Rat river.

Pour ma part, sans chercher à élucider ce mystère, je me demande quand même si c’est une bonne idée d’aller fêter l’Halloween à Keno.