Sur la route, j’essaie de faire cet exercice quotidien consistant à me concentrer sans opinion sur ce qui m’entoure uniquement : le ciel, le temps, l’environnement, tous les bruits, ce que mes membres ressentent dans ce roulis, etc.
Je ne sais pas pourquoi, mais souvent après, la tête vidée, il y a tellement de places que parfois je me trouve inspiré et m’arrête pour mettre certaines pensées par écrit. Ce voyage-ci, je ne sais pas ce que j’avais, mais je me trouvais bougonneux. Je devais faire souvent cet exercice qui est bon aussi pour me chasser les mauvaises idées. Par contre après, c’est vers Fanny Charlie que se tournait mon esprit.
Elle se prépare à partir. Je ne sais pas où. Mais je sais d’où elle vient.
Elle vient d’Old Crow, mais est née à Crow Flats. Elle a eu seize enfants, dont deux adoptés. Elle ignore combien de petits-enfants. Une trolley. Elle a quatre-vingt-quinze ans.
Je ne vous mentirai pas. Je ne pourrais pas vous en parler pendant des heures. Honnêtement, je ne la connais pas tant que ça.
Quand j’habitais là-bas, je m’étais ramassé chauffeur d’autobus pour un pow-wow. La description de tâches était plus que floue. Il n’y en avait pas du tout. Fanny allait souvent aux lectures et presque autant aux veillées. Elle m’avisait de ses allées et venues et j’y veillais comme un chauffeur privé.
Une autre fois, une cueillette aux petits fruits avait été organisée sur Crow Mountain. L’autobus était plein à craquer. Le cap des quatre-vingt-dix ans étant passé depuis longtemps, contrairement à tous ces jeunes qui disparaissaient dans le fond de la vallée, elle s’assoit dans la première talle de végétation. Bertha Frost et une policière en congé s’assirent près d’elle. Sa manière d’élucider les mystères de l’utilité de chaque fruit, même ceux lui étant inconnus, relevait d’une logique simple et désarmante. Je n’ai pas cueilli depuis, j’ai oublié sa science. Quand les jeunes revinrent de Second Mountain, devinez qui avait le plus récolté!
Une fois avant ça, je la connaissais encore moins, on avait pris un coup ensemble au 202. Ses deux filles, qui normalement ne crachent pas dedans, paniquaient à s’en arracher les cheveux à la voir boire sa bière à la bouteille. Son beau-frère la cruisait en Gwitchin pour que personne, selon lui, ne comprenne ses mauvaises intentions envers elle. Ce qu’on avait ri cet après-midi-là!
Je ne la connais pas beaucoup, mais je connais mieux ses enfants et petits-enfants.
Un de ses fils se nomme Bruce Charlie. Il est le chef d’Old Crow. Il est en ville. Ils le sont tous.
Ben Charlie du Ben Chuck Show au 98,1 en est un de plus. Évidemment qu’il en a parlé à son émission.
Mais il y a aussi cet autre frère dont je tairai le nom. La plupart d’entre vous l’ont vu déambuler lentement dans nos rues. Si lentement qu’on croirait qu’il ne va nulle part. C’est ça; il ne va plus nulle part. Il n’a plus de but. Des fois en soirée, son frère Ben arrête pour me demander si je l’ai vu. Il veut le ramener à la maison. Il a le cerveau très endommagé par l’alcool qu’il ne prend presque plus.
Si j’en parle, c’est pour amener un point.
Je me remémore maintenant quelqu’un trouvant difficile d’approcher les Premières Nations m’avoir demandé comment s’y prendre. Je n’avais pas de réponse. J’en ai maintenant. On ne peut grimper la pyramide en commençant par le haut. Il faut commencer par les préjugés. Les laisser tomber. Sincèrement. Après, il sera plus facile de tendre la main au premier venu. Il y a des chances que ça en soit un qui marche lentement. S’il lui faut une cinq piastres, même en sachant que c’est pour une shot, c’est correct. Aux poubelles notre jugement et morale dictatrice. Ce sera fortement apprécié par d’autres un jour. Ce type est le fils, le frère ou le cousin de quelqu’un.
J’étais à Yellowknife un samedi soir, après un dur hiver passé sur la glace. J’avais aligné le bar en face de mon hôtel. Un type dehors me dit être malade comme un chien et me demande si je ne pourrais pas l’aider. Je l’ai invité à ma table où il a calé sa bière presque d’un trait. Il m’a donné la main en me remerciant avant de repartir. Quelques minutes plus tard, une jolie femme s’est dirigée vers moi et sous prétexte de me vendre un billet quelconque m’a ensuite invité à sa table. Il devait y avoir douze femmes assises là faisant partie de différents conseils de bande. Une d’elles me confia que c’était un cousin que je venais d’aider et m’en était reconnaissante. J’ai passé la soirée avec elles. J’étais devenu le roi de la soirée. Je suis toujours en contact avec certaines. Vous comprenez mon point?
Il est vrai que je ne connais pas Fanny tant que ça, mais je la connais assez pour ressentir les vibrations qu’elle dégage.
C’est après avoir vu devant l’épicerie Peter Abel un petit-fils que j’ai compris cette sensation. Pas sur le coup. Plus tard pendant que je roulais. Probablement après un vidage de tête. Il m’avait parlé un petit peu, mais au-delà des mots, c’est surtout cette vibration intense que je ressentais. Une sensation presque visible. Je venais de voir une autre parente quelques minutes auparavant dans un autre coin de la ville. Même cercle autour. Ma voisine est aussi une de ses petites-filles. C’est après qu’elle m’a donné des nouvelles que j’ai commencé à ressentir quelque chose. J’ai imagé tous ces cercles autour de chacun/ne. Il y en a tellement en ville qu’ils se rejoignent à plusieurs endroits. Je me suis dit que ça n’irait qu’en s’agrandissant jusqu’à n’en former qu’un grand tout au-dessus de la ville. L’épicentre est Fanny.
Ils l’ont encore cette perception. Celle qu’on n’a plus. On l’avait peut-être avant, mais ça doit faire longtemps en simonac. Avant les académies qui n’y ont jamais vu d’utilité et ont tout fait pour l’éteindre.
C’est une des choses qu’on a à apprendre d’eux. Moi, ça s’en vient. J’ai commencé à l’entendre le tambour silencieux.
Fanny Charlie se prépare à partir. Peut-être avec des ailes, dans une aurore ou un grand vent. Regardez bien. Vous pourriez la voir passer.