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le Jeudi 17 août 2017 14:30 Société

Chronique d’un trucker : Yukon Jack

Casa Loma, sur la route de l'Alaska, à Porter Creek. Photo : Thibaut Rondel
Casa Loma, sur la route de l'Alaska, à Porter Creek. Photo : Thibaut Rondel

Une heure et quart du matin. Il y en a pour encore une grosse heure avant qu’on se fasse sacrer dehors. C’est certain que demain matin, on va être pucké, mais pour l’instant, c’est vendredi soir*, on est au Casa Loma* et Yukon Jack joue à plein.

La guitare de Clint se lamente comme seuls de vieux doigts peuvent faire gémir des cordes. Ce grand Tahltan* de Telegraph Creek à la grande couette sous le chapeau connaît autant son public que sa ligne de trappe et sa rivière à saumon. Sa mère, la peau basanée par ses quatre-vingts ans passés face aux vents, ne manque jamais une seule de ses représentations. Avec son chapeau de cowboy en feutre rouge, elle est toujours la mieux habillée et la plus distinguée. Elle ne refuse jamais une danse. Tous et toutes, en entrant, iront lui faire leurs salutations.

Casa Loma, sur la route de l'Alaska, à Porter Creek. Photo : Thibaut Rondel

Casa Loma, sur la route de l’Alaska, à Porter Creek. Photo : Thibaut Rondel

Là, c’est le troisième set. Ils ont laissé tomber le country dans le set précédent et sont maintenant dans des riffs plus groovy qui n’appartiennent qu’à eux. Sauf celle-ci : « Sultans of swing » de « Dire Strait ». Ils la jouent comme si c’étaient eux qui l’avaient enregistrée.

Le son nous passe de bord en bord et nous envahit jusque dans le fond de nos chaussettes. On ne peut pas ne pas se lever et en inviter une à danser. Le plus dur est de se frayer une place sur le plancher de danse qui, à soir, déborde jusqu’aux tabourets du bar. Ça se fait aller dans le two-step où les meilleurs font tournoyer les filles à les étourdir, tandis que d’autres rockent en liberté sans se toucher.

Un gars de Mayo, de passage en ville pour la fin de semaine, les accompagne avec sa guitâââre. Tous ceux-là, passés la quarantaine, venant de la douzaine de petits villages du Yukon à des centaines de kilomètres les uns des autres, ont vécu à une époque avant le câble à la TV et l’Internet. Les soirs d’hiver, il n’y avait pas grand-chose à faire. Ça doit être pour ça qu’il y a tant de bons musiciens au Yukon. Et chaque fois qu’un deux punche* à Whitehorse, c’est avec sa guitâââre ou son violon qu’il se pointe. La plupart du temps, ils se ramassent sur la scène avec Yukon Jack qui leur font toujours une belle place. Ça va du rock-a-billy au country à faire pleurer ou « Born to Be Wild ». Ça varie le répertoire.

Un soir de l’été passé, c’est un Eskimo d’Aklavik avec sa guitare accompagné de son fils au violon qui est monté sur scène. Clint s’est fait un honneur de les présenter comme étant presque de la même famille. Après une quinzaine de minutes, comme le jeune se dégênait avec l’orchestre, le père s’est esquivé pour lui laisser toute la place. Emportés par le rythme enivrant, ils ont tous oublié qu’ils jouaient des rigodons et les ont graduellement transportés vers les Rolling Stone. Sur le plancher de danse non plus, ils ne s’en sont pas aperçus. Ils ont continué à giguer en mocassins, mais au beat de Midnight Rambler. Apparemment, le diable en personne qui était là ce soir-là aurait eu peur et se serait sauvé.

Après un hiver passé à livrer à Inuvik comme un condamné, je n’étais pas beaucoup sorti quand j’étais en ville afin de conserver mon énergie qui diminuait à vue d’œil. Brûlé comme je l’étais, les rares fois où je l’avais fait, j’avais rien cassé dans la baraque. Mais en ce début de mai, les routes de glace étaient immergées sur la rivière Peel* et le fleuve Mackenzie* aux Territoires du Nord-Ouest. La route était fermée pour un mois avant qu’ils ne puissent remettre les traversiers à l’eau. Après une invitation d’une amie rencontrée plus tôt en après-midi, je m’étais dit qu’il fallait que je me fouette la paresse et que je sorte de ma ouache*. Il faut éviter de surir de vieillesse tout seul dans mon salon comme il y en a trop qui le font. On se reposera une fois mort. Finalement, je suis bien content. C’est ici, assis-là où je le suis, l’endroit où je dois être. Je me sens comme un des marins de Jacques Brel, rentrant au port après une dure traversée. De temps en temps, danser comme des fous et boire comme des trous comme si on avait toujours vingt ans, c’est aussi ça célébrer la vie. Et ça fait fuir le diable. Ça fait sortir le méchant.

Pour Yukon Jack, ça se passe de même depuis longtemps. Presque quarante ans. Tout ce temps, toutes ces années à jouer ensemble. À toutes les fins de semaine. Le vendredi soir au Casa Loma et le samedi soir au Jarvis Street Saloon. Ça change pas. Des fois, il n’y a presque pas un chat. Quatre ou cinq personnes à peine, dont la mère de Clint. Peu importe. Ils chantent comme s’il y avait une file à l’entrée. La seule manière de quitter ce groupe, c’est les pieds devant. Comme Stew aux claviers, l’a fait il y a cinq ans. Cette semaine-là, ils avaient joué deux fois plus. C’est ça la vocation.

Ce sont eux les vrais sultans du swing.

*Vendredi soir : dans l’ancien temps, le vendredi soir, ça voulait dire que le monde sortait.

*Casa Loma : bar tout déglingué de Whitehorse au Yukon sur la route de l’Alaska.

*Tahltan : Première nation couvrant le territoire au nord de la Colombie-Britannique et le sud du Yukon. Ils sont bordés au sud par les Haïdas, les Kaskas Dene à l’ouest et au nord par les Tinglets. Telegraphe Creek, village d’un peu plus d’une centaine d’habitants, en est leur chef-lieu. Il est situé le long du fleuve Stikine qui regorge de saumons… et de grizzlys qui viennent les pêcher.

*Puncher : anglicisme à la Québécoise/au boulot : poinçonner; poinçonner/puncher sa carte de temps/à la boxe : donner un coup de poing/un punch/puncher

*Ouache : mot algonquin désignant les caches d’animaux tels les castors, les ours, les loups.

*Rivière Peel : rivière située aux Territoires du Nord-Ouest, longeant les montagnes Richardson à l’est et le fleuve Mackenzie à l’ouest. Elle a été formée par le glacier laurentien lors de la fonte de la dernière ère glaciaire. Elle forme avec Red River et le fleuve Mackenzie le delta de Beaufort qui à son tour alimente la mer de Beaufort dans l’Arctique.

*Fleuve Mackenzie : situé aux Territoires du Nord-Ouest, il est le plus long fleuve du Canada parcourant plus de 1 700 kilomètres de sa source dans le Grand Lac des Esclaves jusqu’à la mer de Beaufort. Il est formé lui aussi par le glacier laurentien.