le Vendredi 22 septembre 2023
le Mercredi 5 avril 2017 15:53 Société

L’aigle d’Old Crow

"La nature est tellement omniprésente et puissante ici avec ce qui est bon et l’est moins, qu’elle ne nous donne autre choix que de vivre à son rythme. " Photo : Archive AB (Mai 2017)

Cette histoire est vraie. Je n’ai rien exagéré. Je n’ai même pas changé les noms.

J’étais revenu à Whitehorse accueillir mon fils et son copain à leur sortie d’avion. Je les emmènerais passer l’été à Old Crow. Ça ne pourrait que leur faire du bien de partager la vie des Gwi’chins. Nous étions restés quelques jours dans la capitale, à paqueter toutes sortes de victuailles et d’équipements nécessaires à notre séjour estival dans l’Arctique. Je leur avais dit de profiter de cet intervalle pour s’empiffrer et bambocher à satiété. Une fois là-bas, plus une goutte serait tolérée. Old Crow est un village sec. J’en ai profité, moi aussi.

J’entre au Jarvis Street Saloon; le vieux Stevens Frost est là, accoudé au comptoir. Il est venu en ville visiter son frère aîné, se mourant à l’hôpital. Il me confie : « Je ne pense pas que tu reverras Donald. » Ce n’était pas le moment de le contrarier, mais pour moi, cet homme était tellement fort que lui seul déciderait d’où et quand il partirait.

AigleOldCrow

Quelques semaines plus tard, au village, c’était l’avant-dernière journée du gathering. La moitié des cinq cents personnes venues à ce pow-wow était repartie. Déjà le matin, j’avais fait trois voyages d’autobus vers l’aéroport. Le premier pour la dizaine de gens de Mayo qui embarquaient sur le vol de Whitehorse. Des femmes surtout. Elles avaient séjourné au presbytère. Alex Van Bieber, presque centenaire, ce trappeur légendaire, était aussi du lot. Les deuxième et troisième voyages étaient pour l’avion nolisé, en partance pour Fairbanks. Beaucoup venaient de Beaver, Circle, Artic Village, ou de tout autre territoire Gwi’chin longeant la rivière Yukon en Alaska. Je les avais ramassés un peu partout dans le village, hébergés chez des gens, ici et là. Il y avait également des Blancs d’aussi loin que la Californie, Chicago, et même un type du Maine. Cinéastes et reporters, toutes sortes de professionnels des médias ou de chaires d’études venus couvrir un angle particulier de l’événement ou de ce peuple. Je pense que certains recherchaient la magie. Mais moi, de la magie, je n’en voyais jamais. Il faut bien admettre par contre, que cette nation qui, jadis, changea de continent en chassant le mammouth, a de quoi fasciner. La veille, la parenté d’Inuvik s’en était retournée elle aussi, avec celle de Tsiigehtchick sur le même vol.

Comme il n’y a aucune route pour accéder à ce village, la plupart prennent l’avion. Il y a, bien sûr, la rivière Porcupine qui les relie au sud à Fort Yukon en Alaska et au fleuve du même nom. Ces deux eaux, une fois fusionnées, iront se jeter dans la mer de Bering. Mais c’est loin, très loin… Très, très loin. Il faut vraiment savoir ce qu’on fait pour oser venir par cette voie. Seuls les Gwi’chins s’y risquent. Ce trajet à contre-courant est long à en défier le temps. Je le sais. Je l’ai fait.

L’avion est cher, le fret, l’est tout autant! Les visiteurs n’apportent pas de nourriture. Comme il n’y a aucun restaurant, c’est la tribu qui reçoit. C’est dans leur culture. C’est en eux. Tous les repas sont gratuits. Ils sont servis dans le gymnase de l’école où tout le village se retrouve. Mes deux goinfres auront de quoi se rassasier en partageant la bannique, le caribou et le saumon fraîchement pêché. Et c’est à moi, en tant que chauffeur bénévole du seul autobus, qu’incombe la tâche de transporter tout ce beau monde à l’aller comme au retour.

Ça commence tôt le matin; j’arpente les rues et embarque ceux qui vont déjeuner. C’est le même manège à tous les repas. Je les transporte de n’importe où jusqu’à l’école. Une fois rassasiés, je les ramène à l’aréna, où, pendant le jour, se tiennent les réunions. Ou ailleurs, comme faveur. Toujours une qui a oublié son tambour, ou qui doit aller se changer en traditionnel pour une prière ou un chant. Un autre veut aller accorder son violon… Quelques femmes, un après-midi, se donnent toutes rendez-vous à l’autre bout du village pour se coiffer en gang. Je ne peux pas dire non. Une aïeule est bien fatiguée et voudrait se reposer avant la veillée? Je la raccompagne jusque dans sa maison. C’est comme ça toute la journée. Toujours quelque chose. J’ai même, au milieu de la semaine, eu comme passagers, le premier ministre du Yukon et sa suite. Dans la courte distance nous séparant de l’aéroport jusqu’à l’aréna, où, par trois fois, il m’a appelé par mon petit nom, j’ai pu constater dans la préparation de son discours, tout le talent des politiciens à mettre ensemble de beaux mots qui ne veulent rien dire.

En soirée, tout le monde se ramasse à l’aréna. Les danses traditionnelles en habits de peaux bariolés partent la veillée. Puis, les violons se déchaînent, entraînant toute l’assemblée, chaussée de mocassins perlés, dans des gigues, des sets carrés et des two-steps jusqu’aux petites heures. Mes jeunes ne peuvent résister et se laissent entraîner par ces femmes qui leur apprennent à se faire aller les pieds. Quand c’est terminé, je les ramène tous, jusqu’au dernier, dans ces nuits sans noirceur, avant d’aller m’étendre quelques heures.

Après une semaine, veut, veut, pas, un gars se fatigue. C’était plaisant, mais je commence à avoir hâte que ça finisse.

Juste après avoir ramené les derniers participants aux discussions, je me préparais à aller piquer un somme bien mérité. Avant ma tournée du souper, il ne me restait plus qu’à débarquer ma dernière passagère chez Donald Frost.

J’aurais pu le lui dire que ce n’était peut-être pas une bonne idée. Que Donald n’allait plus très fort. Mais comme elle ne m’aurait pas écouté…

Une fois chez lui, après lui avoir ouvert la porte de l’autobus, je regarde pour voir qui est là. En effet, depuis qu’ils l’ont ramené à Old Crow en avion-ambulance il y a trois semaines, il y a eu constamment du monde pour le veiller. À l’intérieur comme à l’extérieur. Entretenant deux feux. Un chez lui et l’autre chez sa fille Brenda. Leurs maisons côte à côte font face à la rivière et dos à la rue. Entre ces deux feux constants, les gens évoluent dans un perpétuel mouvement. Souvent aux heures d’affluence, jusqu’à une trentaine. Une fois, au moins cinquante. Toujours quelqu’un pour apporter du bois, débiter un orignal ou un caribou, afin que personne ne manque de quoi manger. Tout le temps, du monde à cuisiner pour tout le monde. Donald n’aurait transmis que ça, ce serait assez.

Mais là, on est jeudi. Il fait froid, il pleuvasse depuis des jours, et beaucoup sont repartis. Ceux de Fort Yukon, qui étaient venus par la rivière, ont presque tous décampé. Il ne reste qu’un bateau de là-bas encore amarré. Les tentes sont toutes démontées.

Combien sont-ils aujourd’hui à veiller aux feux? À veiller sur Donald? Pendant que la dame descend les marches, mon regard se porte vers la maison. Seulement trois ou quatre personnes sont là. Debout, dos à la rivière et face à la maison, elles forment un demi-cercle, les mains jointes. Les feux sont éteints.

« Oh! my God!», que je dis tout haut. Je stationne mon autobus quelques pieds plus loin, en bloquant une bonne partie du chemin. Tant pis. Les autres s’arrêteront, ils feront le tour, ils feront ce qu’ils voudront.

Donald… j’en suis certain; j’ose même pas le dire. Je me colle aux côtés de Dany Kassie et Joseph Kyiakivichik sans dire un mot. Je me joins les mains, moi aussi. Joseph me murmure à l’oreille : « Ça vient juste de se passer. » II ajoute : « Un aigle est apparu, de nulle part. Il a longé la rivière, s’est dirigé vers la maison. Il l’a survolée en formant un cercle, avant de monter droit vers le ciel et de disparaître dans les nuages. C’est là que Donald est parti. Ça vient juste de se passer. »

Silence

Maintenant, je comprends. Je comprends enfin ce qu’il me disait la dernière fois que je suis allé le visiter : « Je suis à moitié vivant, je suis à moitié mort. »

Le village s’est arrêté. Le pow-wow, cancellé. Les gens commencent à affluer de tous les bords, tous les côtés. Il y a de jeunes travailleurs vêtus de dossards de construction, debout dans la boîte d’un camion, lunettes de soleil et mains jointes. Il y a des vieux qui parlent avec leurs yeux. Mon fils, Manuel, me fixe. Ses lèvres articulent : « Je l’ai vu. L’aigle. » On fait cercle autour de la maison. Un grand cercle silencieux. Pendant les deux heures qui suivent, les deux cents personnes assemblées gardent le silence. On le sent monter lentement au-dessus de la maison. Il s’élève dans notre silence.

L’aigle lui ouvre la voie.