L’autre jour, j’écoutais l’émission du dimanche matin de Franco Nuovo. Plus précisément la chronique des camionneurs à 6 h 30. Je l’écoute quand je peux. Normal pour un gars comme moi. Il y en avait un qui, complétant une maîtrise en art visuel, disait refaire le plein d’énergie grâce à ce métier qu’il avait débuté six mois auparavant. Un autre nous parlait de ce restaurant au nord du Texas qui vend des steaks de 30 onces. Cette chronique m’a laissé songeur. Elle m’a ramené à mes débuts, il y a bien longtemps.
Quand j’ai commencé dans le domaine, nous avions la plus humiliante des réputations : on nous traitait de « gros bras, pas de tête ». Il faut dire qu’à l’époque, un vieux de la vieille, en me montrant certains rouages du métier m’avait expliqué qu’étant illettré, ça avait été pour lui l’emploi idéal. Les temps avaient déjà beaucoup changé. Il était exigé des camionneurs de comprendre et remplir toute une panoplie de paperasses. Nous en étions fiers. Je crois que ma génération a beaucoup fait pour tenter de redorer notre blason. Quand j’entends le dimanche matin s’exprimer mes collègues, je constate que c’est réussi… Un peu trop.
Il me semble que ça manque parfois de couleur. J’ai l’impression d’entendre des guides touristiques… Et on ne refait pas le plein d’énergie en truck. Les trucks ne sont pas des chargeurs à batterie. Ce sont des draineurs d’énergie. Au retour de voyage, on est vidé.
Je me sens un peu nostalgique des fois. Où sont passés ces truckers qui, malgré un dossier gros comme le bras, traversaient la frontière plus aisément qu’une porte de bibliothèque? Ces « misfits », en bottes de cuir et portefeuilles à chaîne qui fonçaient tête baissée dans le Bronx ou Downtown Eastside. Dans le temps que ces endroits inspiraient l’effroi. Tout le monde avait un nom de CB. On s’autobaptisait. Les gars se donnaient des noms comme : « Poncho », « Six-pack », « Apache », etc. Vous voyez le style. Je le sais bien qu’ils n’auraient pas pu se retrouver en ondes. Ils faisaient peur aux enfants et à leur mère. Ils faisaient peur à ma mère. Ils me faisaient parfois un peu peur à moi aussi.
J’exagère. Ils ne me faisaient pas si tant peur. Nous étions dans la même confrérie et ça comptait. Ces souvenirs de certaines nuits dans ce truck-stop de la Caroline du Nord ou celui de Saratoga reviennent danser pour moi ce soir. Attablé devant un café, face à celui-ci ou celui-là à écouter. Écouter à l’abri d’oreilles indiscrètes, confier leur désarroi, leur fragilité; face à la bonne société; face à l’amour; face à…
Pour eux, il n’y avait que deux choix : une cellule à barreaux, ou une à pare-brise et bras de vitesse.
J’avais un ranch à l’époque et ne voulais plus m’éloigner trop loin afin d’en prendre soin. J’en avais assez des voyages vers la Californie. L’amour pour cette jolie Mexicaine était brisé… Trop brisé. Les fiançailles étaient rompues. Je ne retournerais plus jamais à Juárez.
Alors, quand on me proposa lors d’une entrevue de livrer à New York, j’acceptai sans une seconde d’hésitation. Je vois encore la binette du recruteur s’allonger et incrédule, revérifier mon CV pour s’assurer que j’avais bel et bien l’expérience nécessaire. Le pauvre. Il aurait dû connaître Ciudad Juárez.
Quand on allait dans la Big Apple, ce n’était pas pour visiter Broadway. Je ne connais pas la Cinquième Avenue ou Central Park. Où on allait, on pénétrait dans un monde à des années-lumière de Manhattan. Il était fortement recommandé de n’y entrer qu’avec un gun. La police fermait les yeux sur cet outil une fois notre destination connue. De mon côté, croyant avoir trouvé l’arme idéale, j’avais plutôt opté pour le petit « batte à brochets » que je trouvais plus utile pour taper sur les doigts de ceux s’accrochant à mes miroirs. S’ils insistaient, deux ou trois petits coups sur la tête achevaient de les convaincre de débarquer de mon marchepied.
Cette épopée remplie d’irréductibles vogue maintenant bien loin dans le sillon de la mémoire. Mais ce soir, je me demande où ils sont rendus. J’imagine qu’ils ont vieilli ou sont morts. Ils ont fait place à d’autres qui lisent Ferdinand Céline. C’est une époque révolue. J’ai perdu ces traces depuis un bout. J’ai abandonné l’asphalte depuis longtemps. Je crois que je ne fittais plus, moi non plus. Je suis rendu sur la garnotte, la bouette et la glace. Je m’y sens plus à l’aise. Je ne pense pas qu’il y aura de retour en arrière. Pas plus que je ne retournerais à cette époque que je semble glorifier comme Martin Scorcese l’a fait avec ses bad boys. C’était l’enfer. Ce qu’on appelait liberté n’était en fait qu’esclavage où on était enchaîné à ces camions rutilants faisant notre fierté.
Je n’y retournerais pas, mais ce soir, j’y retourne un petit peu. Ils avaient quand même de la couleur ces gars-là.