Et si s’exprimer dans une autre langue avait un impact sur notre personnalité! Quelle étrange sensation, quand on parle une langue seconde, que de dire quelque chose en gardant après-coup un goût de « pas complètement ». Cette sensation de parler trop ou pas assez, et que tout le corps essaye d’exprimer ce que le manque de vocabulaire et les syntaxes approximatives n’ont pas réussi à dire. Partons donc s’enquérir des différents regards et recherches sur la question.
« Qu’y a-t-il dans un nom? »
Il y a plus de 1 200 ans, Charlemagne disait : « Avoir une autre langue, c’est posséder une deuxième âme. » Cette deuxième âme pourrait dévoiler ainsi des côtés inconnus de nous. Les relations qu’on entretient avec les mots sont différentes d’une langue à l’autre, le lien affectif avec un mot est fort, chargé de souvenirs, d’histoire, de notre vécu. Des mots comme voiture, montagne, maison, tempête, amour, parapluie, etc. : tous ces mots ne provoquent pas en nous les mêmes images ou sensations selon qu’ils sont prononcés en français ou dans une deuxième langue. Les images sont associées au contexte dans lequel on a appris ce mot, et à l’environnement dans lequel on l’utilise. Il est facile d’en faire l’expérience, il suffit de fermer les yeux, et de prononcer le mot dans toutes les langues que l’on parle en se demandant quel souvenir ou quelle image y sont associés. Et l’on sait bien que les bilingues et multilingues se rappellent mieux un événement lorsqu’il est évoqué dans la langue dans laquelle il s’est produit. Ce qui questionne ce que le grand William Shakespeare écrivait dans Roméo et Juliette : « Qu’y a-t-il dans un nom? Ce que nous appelons une rose sous un autre nom sentirait aussi bon. »
Des états d’esprit différents
Camille, habitante de Paris, parle plus de cinq langues, dont le portugais et le japonais. Sa première langue est le français, et elle explique qu’elle se sent différente selon la langue qu’elle utilise. « En anglais, je me sens plus drôle; en espagnol, j’ai plus de joie de vivre; en portugais, je me sens nostalgique; et en japonais, je me sens en état d’étonnement et d’émerveillement », confie-t-elle. Camille attribue ces changements au rythme et aux intonations mêmes de la langue utilisée. C’est pour elle une façon d’embrasser non pas uniquement la langue du lieu, mais la culture d’un peuple.
Le dilemme du tramway
Le linguiste américain Benjamin Lee Whorf, mort en 1941, affirmait que chaque langue intègre une vision du monde qui influence ses locuteurs. Le Scientific American, mensuel de vulgarisation scientifique américain, rend compte d’expériences dont il ressort que notre sens de la morale est altéré lorsqu’il faut faire des choix dans une langue étrangère. Une version du « dilemme du tramway » a été proposée à des volontaires bilingues en 2014. Un tramway incontrôlable est lancé à toute vitesse, vous êtes aux commandes, sur la voie de gauche, une personne, sur la voie de droite, cinq personnes : actionnerez-vous l’aiguillage qui tuera une personne pour en sauver cinq ou laisserez le sort choisir en vous abstenant d’intervenir? En d’autres termes, une personne peut effectuer un geste qui bénéficiera à un groupe de personnes A, mais, ce faisant, nuira à une personne B, et dans ces circonstances, est-il moral pour la personne d’effectuer ce geste?
Des psychologues qui ont fait passer le test du tramway à des sujets bilingues ont constaté des résultats très différents selon que le problème a été présenté dans leur langue maternelle ou seconde. Dans ce dernier cas, les sujets se sont montrés beaucoup plus prêts à choisir la décision la plus utilitariste : 50 % des répondants choisissant de sacrifier la personne, alors qu’ils ne sont que 20 % à le faire quand le test se fait dans leur langue maternelle. Cette différence serait due au fait que la langue étrangère suscite une réponse moins chargée d’émotions que la langue maternelle.
Une histoire de confiance?
Jean Marc Dewaele et Seiji Nakano, membres du département de recherches linguistiques de l’Université de Londres se sont également posé la question du langage et de la personnalité. L’étude révèle que les participants estiment s’exprimer de manière moins convaincante et moins sérieuse lorsqu’ils utilisent une seconde langue. Il convient néanmoins de préciser que plus l’apprentissage d’une autre langue est précoce, plus ce sentiment disparaît. Et donc, quand Nicolas Boileau disait au XVII° siècle : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement — et les mots pour le dire arrivent aisément. » Il faudrait y ajouter un astérisque précisant : *dans sa langue maternelle ou une langue que l’on manie parfaitement.
Un blogueur francophone parti s’installer à Madrid en Espagne partage son expérience : « […] construire des phrases (en espagnol) a régulièrement révélé un certain manque de confiance en moi, j’avais souvent besoin d’être rassuré par les autres. La compassion que l’on me témoignait allait de pair avec la crise existentielle que je traversais. C’est un défi difficile à relever qui peut aussi vous faire passer pour un nerveux un peu bête. » [Source : cafebabel.com]
Et quand la droite et la gauche n’existent pas!
En Australie, dans la langue aborigène Kuuk Thaayorre, la droite et la gauche n’existent pas. Les locuteurs du peuple Thaayorre utilisent plutôt les seize points cardinaux. Ce qui conditionne bien évidemment les individus de ce peuple à être constamment orientés dans leur environnement. Et de pouvoir dire par exemple, « tu as une fourmi sur ta jambe sud-ouest ».
De même, l’écriture conditionne notre vision spatiale et temporelle, il nous semble bien normal de lire de gauche à droite, et donc de visualiser le passé à gauche, et le futur à droite, le temps s’écoulant ainsi dans notre esprit, de gauche à droite. Ceci est bien illustré par tous les calendriers, courbes et graphiques économiques dans le journal, ou encore les fresques historiques faites à l’école. Alors qu’en est-il des Hébreux qui écrivent de droite à gauche? Comment pensent-ils le temps? Et les Japonais?
En conclusion
Les nouvelles générations montrent de plus en plus d’aptitudes au multilinguisme, et cela bien sûr en raison de la globalisation du marché du travail, de plus en plus de jeunes travailleurs partent à l’étranger après leurs études. Ces recherches au sujet de la personnalité et du langage n’en sont donc qu’à leur début. Sachant que plus 6 800 langues sont parlées sur la planète, et même si 1 % de toutes ces langues servent à la communication de 99 % de l’humanité, il semble évident que l’apprentissage de nouvelles langues sera une composante forte de notre société de demain. Et que nos différents moi linguistiques pourront s’exprimer dans un monde où les langues évoluent sans fin, s’influencent, se réinventent et s’enrichissent. Comme le confiait Alain Rey, conseiller éditorial du Robert, lors d’une entrevue en 2016 : « La notion de langue pure est un mythe. Pour survivre et appréhender le monde, elle doit se nourrir d’emprunts, comme elle nourrit de son vocabulaire d’autres langues, directement ou indirectement, parfois au terme d’un long cheminement […]. »