On ne peut pas dire que je me suis ennuyé dans le dernier mois. Pourtant, j’aurais aimé ça. Ça aurait signifié que la route était fermée. Ça n’a pas été le cas. C’est pourtant ce qu’ils avaient annoncé. Que dès les premières glaces sur le Mackenzie, ils sortiraient le traversier de l’eau et fermeraient la route jusqu’à ce que le pont de glace soit praticable! Environ six semaines. Il faut expliquer qu’à part les deux dernières années, c’était toujours comme ça que ça s’était passé. Personne ne se plaignait. C’était avant que l’avidité en personne ne mette de la pression. Ils avaient alors tenté de continuer de l’opérer pendant deux ans, mais y avaient finalement renoncé. Trop onéreux. Trop dur pour le traversier. Ces tentatives ultérieures ayant été une catastrophe financière, ce projet semblait être retourné aux oubliettes. Mais l’avidité a la vie dure. Encore cette année, à la dernière minute, juste avant que les premières glaces ne se montrent la face, lors d’un meeting composé de je ne sais pas trop qui (personne impliquée directement dans les opérations en tout cas), qui s’est déroulé je ne sais trop où (pas sur le bord du Mackenzie non plus), ils ont voté que, finalement, tout resterait ouvert jusqu’à ce que le pont de glace soit fonctionnel. À peine quelques jours avant de tout arrêter.
Ah ben là! On ne l’attendait pas, celle-là. Personne ne l’attendait. Le pire, c’est que le mois précédent, sans nous lamenter, on avait tous travaillé comme des damnés. Emmagasiner tout ce qui était emmagasinable en prévision de cette disette pour ceux restés de l’autre côté. Tous avaient jonglé des plans à leur façon pour occuper ce temps mort bien mérité. Pour ma part, je m’étais dit que j’en profiterais, entre autres, pour prendre de l’avance sur mes chroniques, le temps de me faire la main à cette nouvelle discipline. Mal m’en prit. Ce subit changement de programme m’a totalement déboussolé. Il a désorienté mon horloge du temps. J’ai tout manqué. À commencer par la date de tombée. Je le sais bien que je me sers de ça comme excuse, mais c’est ça qui est ça. Il y a aussi le fait que je ne suis pas habitué encore à ce genre de rigueur littéraire. Il faudra que je m’amende. Je vais me forcer.
Néanmoins, je n’étais pas content. Mais ça, ce n’est pas surprenant. À ce qu’il paraît, les truckers ne sont jamais contents. Jamais contents de partir, toujours pressés de revenir. Mais commencent à fatiguer dès qu’ils sont trop longtemps à la maison. On est comme ça. Je ne peux rien y faire.
Mais il n’y avait pas que les camionneurs de mécontents. En fait, je n’ai pas vu personne apprécier ce changement de cap. Des employés du traversier qui se préparaient pour la trappe, jusqu’au personnel d’Eagle Plain qui se délectait à l’idée de perspectives de vacances remplies de monde. Même le propriétaire se lamentait l’autre soir d’avoir à garder tout son personnel pour presque personne à servir. Car en vue de la fermeture prochaine, il y avait eu un surplus de transport vers Inuvik. Maintenant, il y avait beaucoup de marchandise déjà rendue. Plus rien ne pressait. La route est déserte. Je ne rencontre presque personne ces jours-ci.
Et pourtant, si je n’ai pas donné de nouvelles, ce n’est pas parce que les sujets manquaient. J’avais l’embarras du choix : les couleurs qui prennent des teintes remarquables causées par un thermomètre et un soleil dégringolant. Les mirages apparus plus tôt cette année. Les anomalies qui étaient au rendez-vous encore ce mois-ci. Une lumière venue du ciel qui a valu la peine de s’arrêter. L’histoire comique d’un ptarmigan, etc., etc. Des histoires, il y en a eu plein. Même s’il n’y avait personne sur la route.
Mais ce n’est pas une de celles-là que je vais raconter. Pas cette fois-ci. Elles reviendront plus tard. Elles ont toutes pris le bord un soir ben tard. Je revenais d’Inuvik. Pas content de travailler. J’aimerais mieux être à la maison à regarder la télévision. Les deux pieds sur la bavette du poêle au crépitement d’un feu rassurant au lieu d’affronter seul les éléments menaçants me semblait avoir plus de sens. Jusqu’à ce que je me retrouve en début de nuit, sur le bord du Mackenzie. Embarquant mon mammouth sur le traversier, j’entendais craquer son acier gelé sous mon poids outrancier. Je ne suis pas allé tout de suite dans la cabine des matelots leur piquer un brin de jasette. Au lieu de débarquer de mon camion, pendant un moment, j’ai observé les manœuvres du capitaine se frayer difficilement un chemin dans le chenal façonné dans la banquise figée. Les morceaux de glace qui s’en décollaient cherchant à reconquérir le territoire leur revenant de droit étaient poussés par la coque. Ils étaient enlevés sans relâche de nuit comme de jour par des opérateurs de pelle mécanique situés de chaque côté du fleuve.
En parallèle à nous, il y avait ceux qui s’affairaient à bâtir le pont de glace. Je me suis vu tout à coup dans ma grosse machine entre ces pelles, ces loaders, ces canons à eau. Je me suis vu au milieu de cette frénésie illuminée par des spots géants. Eh ben! Je dois avouer une chose dont il n’y a pas de quoi être fier. Dans le fond… On aime ça. On aime ça être là. On est fier de faire partie de ces intrépides guerriers du temps.