Si jamais, pour une raison quelconque, comme ça, du jour au lendemain, sans prévenir, je deviens aveugle, j’espère que ma mémoire demeurera intacte. Ma mémoire visuelle, j’entends. Parce qu’avec toutes les couleurs que j’aurai vues dans ma vie, j’en ai assez pour deux vies à me les rejouer dans la tête comme un DVD pour bien les assimiler. Tout ça pour parler de l’autre matin.
Ça faisait des jours que je roulais dans le noir et blanc. J’avais l’impression de rouler dans un négatif. Il n’y avait plus de couleurs. Elles s’étaient envolées en fumée. Elles étaient toutes parties ailleurs. J’ai d’ailleurs pris, à mon avis, des superbes photos donnant cette impression de noir et blanc.
Puis, la lumière a graduellement retrouvé ses couleurs. De jour en jour, ce noir, ce blanc et ce gris ont tranquillement cédé leur place à nos couleurs habituelles. Jusqu’à ce matin. J’avais dormi à Eagle Plain et m’en revenais sans grande pensée autre que celles où je calculais l’heure approximative de mon retour en ville. Le soleil allait se lever. Se lever est un grand mot pour lui ces jours-ci. Par les temps qui courent, il semble de moins en moins pressé. Et quand il se décide enfin, c’est jamais trop haut et c’est jamais pour trop longtemps. Tout le contraire de l’après-midi où il a l’air de se grouiller pour se sauver. Si tu clignes des yeux un peu trop longtemps, il est disparu jusqu’au lendemain. J’ai connu du monde comme ça. Néanmoins, ce matin, il a quand même trouvé la force d’éclairer un petit brin mon bout de chemin. J’ai pris le temps de regarder.
Les couleurs étaient magnifiques, splendides. Hallucinantes. Une poudre pour bébé d’un blanc doux avait saupoudré tous les alentours. Elle recouvrait les branches des arbres des plus frêles aux plus forts. Elle atténuait le vert des épinettes noires. C’était ça pour la terre. Le ciel, plafonné dans sa majeure partie de petits nuages, semblait avoir été tricoté de grosses mailles de ouate, laissant transparaître la lumière du soleil caché derrière. Il se levait de peine et de misère, il n’avait pas son fringant habituel. Gêné, à moitié endormi, il ne rayonnait pas sa gloire matinale normalement éclatante, mais émettait des couleurs timides, adoucies, qui donnaient au ciel toute la palette des pastels. Plus je regardais, plus je voyais ces images de mon enfance. Ces images saintes qui, dans le temps, étaient omniprésentes, ornant toujours un mur ou traînant sur un bureau d’une grand-mère ou d’une vieille tante. Celles où il y avait soit un ange soit un saint. L’archange Gabriel descendant du ciel pour annoncer la bonne nouvelle, ou la vierge cajolant son Jésus adoré. Parfois, Dieu lui-même, vêtu d’un lange blanc cachant l’essentiel seulement, qui, de son paradis, dirigeait et commandait. Ces personnages sacrés étaient toujours campés dans un ciel aux rayons de pastel. Ces couleurs que je me demandais parfois d’où elles venaient parce que tellement artificielles. Je les avais là à présent devant moi. En regardant le ciel, c’est la référence à ces images qui me venait en tête. En plus éclatant. Rien à mon avis, aucune peinture n’avait jamais surpassé ces couleurs naturelles s’offrant à moi ce matin-là. Même pas la peinture de Michel-Ange sur la voûte de la basilique Saint-Pierre à Rome. Rouler sous toutes ces couleurs sanctifiées me donna l’impression, le temps de cette aurore du moins, d’être angélique un p’tit brin. Ça aide à chasser les mauvaises pensées. J’ai arrêté de calculer mon millage versus ma vitesse versus le temps. J’ai arrêté d’essayer de dépasser mon ombre. J’ai arrêté de me lamenter et me suis trouvé privilégié d’être là. D’être là où j’étais. Essayer d’être là tout le temps, même si c’est pas toujours évident. Alors, en me voyant, s’il y en a qui trouvent que je fais dur, mur à mur, dites-vous que certains matins sous la bonne lumière, je peux me transformer en ange.
Joyeuses fêtes à toutes et à tous.