le Samedi 23 septembre 2023
le Mardi 8 novembre 2016 16:09 Société

Yves Lafond : un camionneur sur la Dempster

Photo: Yves Lafond
Photo: Yves Lafond

Bonjour. Je me présente. Je suis camionneur. Sur la Dempster. De Whitehorse à Inuvik, Up and down; comme ils disent. À longueur d’année. C’est ça mon métier. Rouler, rouler et encore rouler. Tout fin seul. Sur une route esseulée. On vient qu’on s’y habitue. Qu’on y prend goût. Dealer avec les éléments plutôt qu’avec les gens. C’est ça, la Dempster. Des gens, il n’y en a pas beaucoup, mais des éléments, il y en a tout le temps. On a qu’à regarder autour. Que ce soit en montant vers Inuvik ou en y revenant. En montant vers le top de la montagne ou en la redescendant. On ne sait jamais ce qui nous attend. Même affaire pour les courbes. Tourne à gauche, tourne à droite, c’est toujours l’aventure. Y a-t-il un orignal ou un ours qui va nous apparaître au plein milieu de la route? Un truck? Un touriste? C’est le danger à longueur de journée. Les blizzards, le chemin en bouette qui ne pense qu’à nous faire déraper dans le fossé. Ou dans le ravin. La montagne qui nous tombe sur la tête en forme de coulée de boue ou d’avalanche. La route qui s’écroule sous nos roues dans la rivière. Ou on fonce dans un mur de neige qui se dresse de travers. Toujours un danger en avant. Toujours un qui se forme en arrière. On roule entre deux dangers à longueur de journée. Des fois, je me dis que ma compagne de route est la mort qui roule à six pieds de moi toute la journée.

Photo: Yves Lafond

Photo: Yves Lafond

Fait étonnant : cette route de perdition s’est transformée pour moi en une de rédemption. Quand je suis arrivé dessus, il y a je ne sais plus combien d’années, je voulais mourir. Quand cette éventualité s’est avérée omniprésente, je me suis trouvé moins pressé. Quand les idées tristes sur mon pauvre sort m’embrumaient les yeux et me voilaient la vue, aller rejoindre le mad trappeur me semblait moins intéressant. Alors, j’ai commencé à me sécher les yeux, me ressaisir et me dire que si je ne voulais pas aller trapper avec lui pour l’éternité, je serais peut-être mieux de porter attention à ce qui m’entourait. La sérénité était tout autour et quand j’ai pris le temps de regarder, je l’ai aperçue. Depuis ce temps, plus souvent qu’autrement, elle voyage avec moi. Elle, assise sur le siège d’un bord et la mort dehors qui me suit juste à côté dans le fossé. Je me sens bien entouré. Mais pas tout le temps. Au fil du temps, j’en ai pris une pour acquise et j’ai oublié l’autre. Je leur ai fait moins attention. Comme une blonde. On trouve la plus belle fille au monde, ou du moins du comté, on la convoite avec toute notre énergie et une fois qu’on l’a, on y porte moins attention. Même affaire avec mes deux muses. La sérénité et la mort. La mort, si j’oublie de la voir là, omniprésente, j’oublie aussi de penser à la vie et à sa fragilité. J’oublie de l’apprécier. La sérénité est ma préférée. Elle est une maîtresse capricieuse qui a besoin d’attention, soit, mais je me sens bien avec elle. Comme des fois, j’oublie ce fait, je la perds. Je la perds sur la route et je la retrouve à mon voyage suivant. D’autres fois, pas. Ça me prend quelques voyages. Ça me prend déjà un voyage ou deux avant de m’apercevoir qu’elle n’est plus là, et ça m’en prend deux ou trois de plus pour la retrouver. Dans ces moments-là, je regrette amèrement de l’avoir négligée et promets de ne plus recommencer. Mais, on est ce qu’on est, n’est-ce pas? On se néglige des fois.

D’autres matins, tannée de me regarder dormir, elle prend de l’avance et part avant moi. Je me lève de mauvaise humeur sans savoir pourquoi, et je bougonne une partie de l’avant-midi contre tout ce qui me tombe sous la main. Quand je ne trouve rien à portée, je fouille dans de vieux souvenirs amers datant de Mathusalem que je me complais à dépoussiérer et à astiquer. C’est quand je m’en rends compte qu’habituellement, je la vois marcher sur le bord de la route. « Embarque! » Que je lui dis. « P’tite vlimeuse. Tu devrais avoir honte. Me laisser tout seul comme ça. Tu le sais ben que je suis pas du monde dans ce temps-là. » Mais des fois, je suis hypocrite. J’aime ça bougonner. Ça fait sortir le méchant comme qu’on dit. On aime ça faire du mange-Canadien. On est comme ça. En autant que ça dure pas. Qu’on s’en rend compte. C’est pas si grave. Il ne faut pas être trop sévère envers nous-mêmes. Que je me dis. Je m’en dis ben des affaires. Je suis tout seul dans mon truck, il faut ben que je me parle. Je me dis aussi qu’il y en a d’autres qui arrivent ici la falle basse. Que ça ne vole pas haut. À ceux-là, j’ai une pensée spéciale et leur dis : « Le Yukon est la meilleure thérapie qui soit. »

Alors, c’est ça. Si vous ça vous dérange pas trop, j’aimerais ça raconter toutes ces histoires-là. Toutes sortes d’histoires de la Dempster. Des histoires d’animaux, de tempête, de beau temps, de monde, d’actualité. Des joyeuses, des tristes, des légères, des songées. Des histoires qui font Yukon. Qui font que c’est pour ça qu’on vit ici. Pas de règles. Ça viendra comme ça sort. Des histoires qui viennent d’arriver, d’autres écrites v’là une couple d’années. Comme ça adonnera. En fait, pour être bien honnête, les vieilles viendront probablement quand j’aurai manqué d’idées, de créativité ou de temps. Ou de rigueur… Après tout, je ne suis qu’un camionneur.

J’ai entendu dire par un copain d’un copain qui avait fait une livraison au ciel, que Dieu est ben indulgent pour nous. Malgré que l’on soit reconnu pour être la pire race depuis les galériens; Hey! C’est quand même nous qui livrons le pain. Alors, j’aimerais ça que vous en fassiez autant.

Tourlou.

Yves Lafond