le Dimanche 8 septembre 2024
le Mercredi 19 octobre 2016 10:21 Société

Les saisons de Dawson : printemps

Photo: Thierry Guenez
Photo: Thierry Guenez

Dawson City.

L’hiver, elle ne compte qu’environ 1 300 âmes alors que l’été, on y dénombre cinq fois plus d’habitants. Voici un récit en quatre actes, relatant la vie de ce coin du Grand Nord canadien, selon la saison où l’on s’y trouve.

Premier acte : printemps

Je suis arrivé en stop début avril. Une bourrasque a ramené un souvenir d’hiver alors que tout fondait dans de grandes flaques. Je ne le savais pas encore, mais ici le printemps se remarque à peine et laisse vite place à l’été. Il fait encore parfois moins quinze la nuit, mais le jour donne naissance à un fatras de gouttes qui ponctuent la journée de leurs notes régulières.

Au Pit, le bar le plus fréquenté et le plus emblématique de la ville (village? Bourgade?), tout le monde prend les paris sur le jour et l’heure exacte du break up, le moment où la glace du fleuve Yukon va céder. Entre deux gorgées, je demande à un type, le premier qui me tombe sous la main, comment il est arrivé dans cette ville, et pourquoi il y est resté.

– Je me suis arrêté pour de l’essence il y a onze ans. Je ne suis jamais reparti.

Et en fait, il n’est pas le seul. Dawson est pour une grande majorité de personnes l’arrêt non prévu qui a duré plus qu’on ne pouvait s’y attendre. Dans le bar, le premier endroit où l’on se rue pour rencontrer des gens, une étrange atmosphère de saloon règne. De vieilles et grandes peintures, scènes de vies du passé (carrioles, danseuses de cancan, prostituées…), sont épinglées aux murs de part et d’autre du piano. Un type joue et chante du ragtime, dirty old town, blueberry hill. Je ferme les yeux, écoute les rires gras des mineurs avinés, les verres qui se heurtent les uns aux autres plus qu’ils ne s’entrechoquent, le public clairsemé qui reprend en chœur les refrains de voix rauques et gaillardes : je suis bel et bien arrivé dans le passé. Le tout vieux piano tousse ses notes claires et ardentes avec rage alors qu’une troupe de casquettes poussiéreuses en chemise à carreaux pousse la porte du bar. De grandes barbes blanches et noires, qui sertissent des visages déjà hâlés par les heures d’ensoleillement, vont et viennent jusqu’au comptoir raboteux faire du gringue à la serveuse, puis repartent avec leurs bières sous le bras, en criant un bonjour au pianiste qui en profite pour avaler son rhum d’un coup sec.

Photo: Thierry Guenez

Photo: Thierry Guenez

Dans les rues, tout en évitant les mares de boue quand on passe d’un trottoir de bois à un autre, on ne remarque pas ce que l’on ne remarquera qu’au printemps prochain. Que la ville se remplit de nouvelles têtes, que l’on fait partie de ces nouvelles têtes, et que, par conséquent, nous sommes la chose la plus remarquable de ces derniers mois (si l’on excepte le retour de l’astre du jour).

En deux jours, j’avais un toit et un travail. Les nuits rétrécissent. On gagne huit minutes de soleil par jour, ce qui est considérable. Quelques aurores apparaissent encore dans le ciel à la sortie du pub, un peu floues à cause de la peine qu’on s’est donnée à faire des rencontres. Les premières semaines, beaucoup d’endroits sont encore fermés et ouvrent graduellement, la ville se déploie peu à peu, voyant arriver les saisonniers par convois entiers, bardés de chiens et de guitares. Se lier d’amitié avec ces travailleurs est chose facile et instinctive, par contre, les habitants d’ici ne se livrent pas aussi facilement. On sent qu’il va falloir être là, pour les rencontrer.

Un beau jour, la glace se rompt sur le fleuve et la sirène des pompiers retentit. Je n’ai pas gagné le pari. J’avais misé sur le 27 avril vers 15 h, ne sachant que dire, mais j’aurais dû attendre le 4 mai à 18 h 41 pour gagner les 4 000 dollars. On dirait un grand nettoyage cependant cette débâcle : dans sa précipitation, elle emporte les dernières manifestations de l’hiver en laissant sur le rivage des icebergs entiers qui, poussés par le courant, remontent la plage comme des orques après des otaries.

L’émulation grandit, les groupes qui jouent se diversifient à mesure que l’été approche. Mais ces premières semaines restent un souvenir puissant d’institutions locales jouant dans leur arène. Dans leurs chansons, ils balancent le blues de l’hiver par les fenêtres, eux aussi ils se nettoient, à grand renfort de bière et de spiritueux. Sur les morceaux les plus connus, le bar entier beugle d’une même voix, et les plus improbables danseurs font valser les plus téméraires des dames. Ces visages abrupts, ces défroques de mineurs patibulaires, auxquels je n’ose pas toujours m’adresser, tous et toutes forgés dans le roc, s’ouvrent tout à coup à l’idée d’une danse — et ça se marre franchement, d’un rire qui claque au démarrage comme un coup de fusil en l’air.

Et dehors vers 2 h, c’est là qu’ils me racontent leurs histoires, alors que je m’étonne qu’il fasse encore jour. « Tu devrais bien aimer cette ville toi » qu’ils me disent comme ça, comme si je leur rappelais quelqu’un.

Thierry Guenez, Dawson

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