La lutte contre la consommation d’alcool et les tentatives pour enrayer son commerce constituent un mouvement qui s’est déroulé en parallèle au Canada et aux États-Unis.
Les premières « sociétés de tempérance » remontent aux années 1820. Elles ont pour objectif de modérer la consommation de vin et de bière, mais surtout d’éliminer celle des spiritueux, qu’elles jugent être un véritable fléau social et moral.
Ces sociétés apparaissent d’abord à Pictou, en Nouvelle-Écosse, et à Montréal, puis le mouvement se répand à l’échelle du pays. Au cours de la même période, des groupes de tempérance voient également le jour aux États-Unis; certains, comme les « Sons of Temperance », étendent leurs activités au Canada.
C’est le cas au Nouveau-Brunswick, où une première prohibition sera imposée en 1855 avant d’être levée l’année suivante après l’arrivée au pouvoir d’un parti politique qui y était opposé.
La prohibition légiférée
En 1875, les sociétés de tempérance se sont grandement multipliées. Des centaines d’entre elles, y compris des groupes religieux, convergent à Montréal pour former une fédération, le Dominion Prohibitory Council.
Celle-ci adoptera un an plus tard un nom plus percutant : Dominion Alliance for the Total Suppression of the Liquor Traffic [Alliance du Dominion pour l’élimination totale du commerce de l’alcool].
Cette fédération, ayant des sections dans toutes les provinces, jouera un rôle majeur dans ce qui mènera à la prohibition. Elle est l’auteure de l’ébauche d’une loi fédérale qui deviendra, en 1878, la Loi de tempérance du Canada.
Cette mesure donnait suite à la loi Dunkin adoptée en 1864, soit avant la Confédération, par la Province du Canada, qui accordait aux municipalités et autres gouvernements locaux l’autorité d’interdire la vente au détail d’alcool.
La loi de 1878 va plus loin en installant un cadre aux mesures locales de prohibition. Mais l’interdiction n’est pas encore généralisée. La prohibition nationale est le prochain pas que les mouvements de tempérance veulent forcer le gouvernement fédéral à franchir.
En 1898, le mouvement parvient à obtenir un plébiscite national sur la question. Il s’agit de la première consultation nationale depuis la fondation du Canada.
À l’instar du plébiscite sur la conscription en 1942, les résultats montrent l’ampleur des « deux solitudes » : le Québec vote contre à 81 %, tandis que le reste du Canada se prononce pour à 73 %.
Le premier ministre Wilfrid Laurier estime cependant que la majorité nationale, d’environ 13 000 voix pour le oui, est trop faible pour justifier l’adoption d’une loi. Il craint aussi la réaction du Québec si le gouvernement fédéral légiférait sur la question.
Les provinces vont alors prendre les choses en main.
L’Île-du-Prince-Édouard, celle qui avait le plus fortement appuyé le plébiscite (89 %), est la première à imposer la prohibition à l’échelle provinciale au tournant du XXe siècle. Durant la Première Guerre mondiale, elle sera suivie de toutes les autres provinces canadiennes ainsi que du Yukon et de Terre-Neuve (alors toujours une colonie britannique), sauf… le Québec.
En 1919, les Québécois votent massivement (78 %) par référendum en faveur de la vente de vin, de bière et de cidre. De plus, en 1921, le gouvernement québécois adopte carrément une loi contre la prohibition.
Ce sera, pour un moment, le seul endroit au Canada – et même en Amérique du Nord – où l’alcool sera légal. Cependant, plusieurs municipalités de la province imposeront la prohibition.
Le Québec ne restera cependant pas seul longtemps dans son camp. Dès 1920, la Colombie-Britannique et le Yukon votent en faveur de la vente légale d’alcool. Ce sera ensuite le Manitoba (1921), l’Alberta (1923), la Saskatchewan (1925), l’Ontario et le Nouveau-Brunswick (1927) et la Nouvelle-Écosse (1930). Quant à la championne de la prohibition, l’Île-du-Prince-Édouard, elle tiendra bon jusqu’en 1948.
Meanwhile, aux États-Unis…
Ironiquement, pour un pays où les États ont davantage de pouvoir que les provinces en ont au Canada, les États-Unis mettront en œuvre la prohibition partout au sein de leurs frontières pendant 13 ans. Pour y arriver, il aura cependant fallu un amendement constitutionnel, obtenu facilement auprès de 46 des 48 États de l’époque.
Il faut alors légiférer. Le Congrès américain adopte avec une forte majorité Le National Prohibition Act. Mais le président Woodrow Wilson met son veto. En deux jours, le Congrès réussit cependant à contrecarrer le refus du président en votant à plus de deux tiers contre le veto.
L’Amérique est désormais « sèche » (dry, en anglais)… mais en apparence seulement. Une contrebande massive et efficace s’organise. Elle profite énormément au crime organisé, dont le membre le plus notoire est Al Capone, chef de la pègre de Chicago.
La contrebande au Canada
Le Canada sera l’un des principaux fournisseurs d’alcool aux États-Unis pendant les années de la prohibition. La frontière est longue et les douaniers peu nombreux… Surtout qu’au Canada, pendant les années de restriction, la vente est interdite, mais pas la fabrication.
À certains endroits, les trafiquants versent des pots-de-vin pour obtenir une heure de passage à la frontière sans problème.
Au Nouveau-Brunswick, les Acadiens sont fortement engagés dans la contrebande vers les États-Unis. En 1930 seulement, 73 % des amendes ou des arrestations impliquent des patronymes acadiens.
Située le long de la frontière américaine, la région du Madawaska dans le Nord-Ouest du Nouveau-Brunswick comptait huit entrepôts d’alcool destinés à l’exportation illégale dans les années 1920.
Dans cette région, seule une petite rivière sépare les deux pays. La violence fait partie du jeu. Les maisons de deux policiers à Edmundston, au Nouveau-Brunswick, sont abimées partiellement par des explosions à la dynamite.
La palme de la contrebande d’alcool revient cependant aux iles Saint-Pierre-et-Miquelon, cet archipel français situé à 20 kilomètres des côtes de Terre-Neuve. Des cargos partis de France et d’ailleurs en Europe viennent y décharger l’alcool qui sera acheminé au pays de l’Oncle Sam.
L’âge d’or des contrebandiers se terminera en février 1933, alors que les États-Unis mettent fin à la prohibition et abrogent l’amendement constitutionnel de 1920. Le lendemain de veille sera pénible pour les trafiquants.