En 1976, dans son film Calmos, Bertrand Blier racontait l’indolente épopée de deux hommes exténués par les femmes. Cherchant coûte que coûte à échapper à l’hystérie féministe des années 1970, Paul Dufour et son collègue Albert finiront par entraîner la moitié du pays dans une quête d’hédonisme où la femme n’a plus voix au chapitre. Aussi misandre que misogyne, la satire glisse peu à peu vers le comble de l’absurdité pour se terminer en une guerre des sexes totale et franchement surréaliste.
À l’aune de l’attentat à la voiture-bélier qui a frappé Toronto le 23 avril dernier, on peut aujourd’hui se demander si la réalité n’a pas désormais dépassé la fiction. Aveuglé par sa haine des femmes, Alek Minassian a choisi d’exprimer la frustration d’un célibat non choisi en renversant mortellement dix personnes, dont huit femmes, sur la rue Yonge.
Dans les médias s’est alors glissé un nom nouveau : les Incels, dont se réclame le meurtrier. Bien implantée sur les forums de discussions en ligne, cette communauté masculiniste et misogyne trouve écho auprès de tous ces perdants de l’amour convaincus que la femme est l’unique responsable de leur misère sexuelle. De cette frange sombre et inquiétante de la gent masculine ont déjà émergé des militants extrémistes, comme Elliot Rodger, qui a tué six personnes en 2014, et Chris Harper-Mercer, qui a fait neuf victimes l’année suivante.
Bien que l’actualité les ait mis sous le feu des projecteurs, les Incels ne sont pourtant pas les seuls à entretenir la rancœur misogyne des célibataires involontaires. Parallèlement au renouveau d’un féminisme notamment porté par des mouvements tels que #MeToo, c’est bien à une émergence de nombreux mouvements de réflexion liés à la condition masculine auxquels on a affaire.
Qu’ils se disent Alpha ou se réclament des Incels, des MGTOW (Men Going Their Own Way, ou les hommes suivant leur propre voie), ou à l’opposé, de la communauté de la séduction (pick-up artist), le désir grandissant des hommes à vouloir se positionner sans nuance sur l’échiquier des relations amoureuses nous renseigne toutefois sur la grande détresse affective que certains voient déjà comme le mal du siècle. « J’ai peur des filles », répétait d’ailleurs à l’envi Alek Minassian. « Comme un slogan ou un tic », précise un ancien camarade de classe en entrevue au Toronto Sun.
Cette perte de repères traditionnels intervient alors même que rien ne semble plus aujourd’hui pouvoir échapper à notre monde de compétition. Au bureau comme au gymnase, dans l’éducation des enfants et parfois même jusque dans notre sommeil, il faut être le premier et viser l’efficacité. Cette course effrénée à la performance et à la rentabilité nous pousse à convoiter sans cesse les objets les plus neufs ou les titres les plus prestigieux. Or, le domaine de l’amour ne fait pas exception. Leurrés par la banalisation du sexe, la marchandisation des sentiments et la promesse d’amour facile et garanti, les mal-aimés de ce siècle entretiennent leurs insécurités en naviguant de mirage en déception. Finalement, chacun revendique de pouvoir accéder à sa part d’affection et de sexe comme au dernier iPhone. Poussée à l’extrême, la désillusion tourne désormais parfois au tragique.