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le Mardi 29 mars 2016 12:01 Éditoriaux

Ode aux pousses vertes et légumes clandestins

Les milieux jardiniers sont en panique : la criminalisation de nos lopins est imminente et le contrôle de l’approvisionnement alimentaire n’a jamais été aussi proche de tomber dans l’escarcelle des géants des biotechnologies. Outre-Atlantique, la Commission européenne aurait tenté d’interdire les potagers privés. Aux États-Unis, ce serait Monsanto qui aurait conspiré pour faire de nos patates des légumes clandestins. Tout cela au nom du principe de santé publique. Se dirige-t-on réellement vers une privatisation des semences? Que les maraîchers du dimanche se rassurent : bien que les professionnels soient bel et bien tenus de respecter certaines règles parfois contraignantes, ces dispositions légales ne s’appliquent pas aux gentils carrés des jardiniers amateurs.

Des sites d’information plus ou moins fiables se font cependant régulièrement l’écho de toutes sortes d’assertions potagères considérées à la hâte. Faisant miroiter la privatisation du vivant et l’abolition imminente du droit millénaire des peuples à biner leurs betteraves, ces mythes partisans continuent aujourd’hui à se répandre sur les médias sociaux. Face aux poids lourds de l’agroalimentaire, la vigilance est certes de mise, mais rien ne justifie non plus d’entretenir la confusion à dessein; sauf à provoquer les réactions scandalisées des internautes (mais n’est-ce pas cela le but?).

Cela dit, ces manœuvres de désinformation ont toutefois le mérite de réveiller ce sursaut paysan qui sommeille donc finalement toujours dans le cœur de chacun de nous. C’est un fait. Sur fond d’élevage industriel et d’urbanisation galopante, la grande distribution se heurte encore aujourd’hui aux valeurs traditionnelles de la bonne bouffe. Qu’on les titille un peu, et même les citadins dans l’âme revendiqueront leur droit à user de l’arrosoir, à revenir à la terre, aux fondements. Comme une dérobade à un monde forcément ultra-connecté?

Le Yukon n’échappe pas à la règle, mais pour d’autres raisons : notre territoire sauvage et isolé importe près de 95 % de ses denrées alimentaires. Convaincus de la nécessité de diversifier leurs sources d’approvisionnement, les Yukonnais sont de plus en plus nombreux à vouloir cultiver leur potager, et les poulaillers de jardin sont désormais du dernier chic. La prise de conscience grandit avec le printemps et nos concitoyens se réjouissent à l’idée d’un jaune d’œuf toujours plus orange. Plus réputé pour son amour des côtes de porc que pour sa fringale de diète crétoise, Homer Simpson lui-même a démontré ce mois-ci un féroce appétit pour les œufs bio. Si cette caricature de la société de consommation américaine s’y met, c’est que la tendance a atteint des sommets.

Les organisations yukonnaises ne sont pas en reste et les initiatives se multiplient pour répondre à cette nouvelle envie de consommer local. S’appuyant sur les ressources de nos forêts et sur les éleveurs et producteurs du terroir yukonnais, Farmer Robert’s, Café balzam, le marché Fireweed et autres Potluck Food Co-op surfent avec fierté sur la vague du bio 100 % yukonnais.

Le gouvernement lui-même réalise aujourd’hui que notre souveraineté alimentaire passera par un soutien à l’élevage et à l’agriculture yukonnaise. Le territoire a ainsi publié l’été dernier l’ébauche d’une stratégie alimentaire locale, et fait appel aux commentaires et aux idées des Yukonnais. Les résultats de l’enquête sont accessibles en ligne. Selon le ministère de l’Énergie, des Mines et des Ressources, la mise en œuvre d’une telle stratégie encouragera les consommateurs à faire des choix alimentaires sains et locaux, et soutiendra les Yukonnais producteurs et distributeurs de légumes, de viandes et d’autres biens alimentaires (voir notre dossier spécial Manger local dans l’édition du 19 août 2015).

Certes, lorsque le ministère de l’Énergie, des Mines et des Ressources fait les grands titres des journaux, les Yukonnais s’attendent le plus souvent à juger d’une énième polémique touchant à l’exploration minière ou à la fracturation hydraulique. Mais le ministère de l’Énergie, des Mines et des Ressources, c’est aussi la foresterie, la gestion des terres, l’agriculture, la serre à papi et la bibliothèque de graines qui vient d’ouvrir ses portes pour une seconde saison. Là où tous les amoureux du potager en carré devraient aller faire un tour pour emprunter ou offrir des semences, afin, comme le héros de Voltaire l’apprend puis le prône avec sagesse, de cultiver notre jardin. « Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre? – Je n’ai que vingt arpents, répondit le Turc; je les cultive avec mes enfants; le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice, et le besoin. »