le Mardi 10 septembre 2024
le Jeudi 29 août 2024 7:43 Chroniques

Apprendre à vivre avec des limites

Les écosystèmes terrestres sont liés de façon complexe. N’importe quelle activité humaine risque de créer d’importants déséquilibres.  — Photo : Joseph Kellerer - Unsplash
Les écosystèmes terrestres sont liés de façon complexe. N’importe quelle activité humaine risque de créer d’importants déséquilibres.
Photo : Joseph Kellerer - Unsplash
CHRONIQUE – Les transformations environnementales et sociales des dernières décennies doivent nous inciter à penser à notre avenir, mais surtout à notre présent, à partir de nouvelles limites. Le défi est tant de bien les choisir que de les assumer pleinement.

L’imaginaire du progrès nous aide à nous cacher les répercussions de nos modes de production et de consommation actuels. À tout problème existerait une solution technologique.

Mais même les voitures électriques et l’énergie solaire ou éolienne causent des problèmes environnementaux. Même si ces technologies sont plus durables et beaucoup moins destructrices que celles qui dépendent des énergies fossiles, leur durabilité demeure aussi limitée et leur impact environnemental n’est pas négligeable.

À lire : Le progrès, contre une meilleure vie?

Nous devons ainsi reconnaitre que les activités économiques humaines ont leurs limites, qu’elles dépendent de ce que la planète offre ou de la destruction qu’elle peut endurer.

Au-delà du dérèglement climatique, l’activité humaine amène de grands changements à l’équilibre des environnements où elle a lieu. Plusieurs de ces changements sont irréversibles. Évidemment, il s’agit de déséquilibres, et l’on peut s’attendre à ce qu’après un certain temps, nos environnements arrivent à de nouveaux équilibres.

Toutefois, ces nouveaux équilibres amèneront des environnements qui ne permettront plus les mêmes genres de vie humaine et qui, dans les cas de désertification ou de submersion des terres, pourraient ne plus permettre la vie humaine.

Et tandis que les personnes les mieux nanties dans le monde pourront se déplacer pour tenter de maintenir leur niveau de vie, il y a déjà de plus en plus de réfugiés climatiques qui ont tout perdu.

Les limites planétaires

L’idée des limites planétaires nous aide à penser à de telles transformations à grande échelle des processus naturels qui ont rendu possible la vie ainsi que les existences humaines telles que nous les connaissons.

Le changement climatique n’est que l’une des neuf limites planétaires, selon le nombre établi par différentes sources. Les autres sont :

  • la biodiversité et l’intégrité de la biosphère
  • la disparition des forêts;
  • la composition biochimique des océans,
  • la composition biochimique des autres environnements;
  • l’utilisation de l’eau douce et l’humidité des sols;
  • l’acidité des océans;
  • la présence dans l’atmosphère de particules provenant de la combustion des ressources fossiles; et
  • l’épaisseur de la couche d’ozone.

Or, la plupart des neuf limites planétaires ont été atteintes.

La température a déjà augmenté considérablement. La diversité de la flore et de la faune décroit chaque année. Les coupes de forêts affaiblissent la part que peut jouer la végétation dans tous les autres processus. Les microplastiques et les produits chimiques ont transformé les océans et donc les environnements des espèces marines, ainsi que tout ce qui peut servir de nourriture. Et nombre de sols ont été asséchés ou inondés.

Différents rapports avancent que six ou sept des limites ont été dépassées. Peu importe le nombre exact de limites, il règne toutefois un consensus : il existe des limites, et ces limites sont dépassées ou en voie de dépassement.

Cela signifie que la Terre, prise comme un système, est en déséquilibre et que les conditions pour toutes les formes de vie ne sont plus les mêmes. Autrement dit, la catastrophe a déjà lieu, et la vie dans toutes ses formes n’est plus la même.

Les mesures prises pour protéger la couche d’ozone montrent qu’une concertation internationale et un engagement citoyen peuvent avoir un effet positif sur certaines des conséquences de notre régime actuel de production et de consommation.

Même si le temps presse pour agir, il faut cependant noter qu’il est déjà trop tard pour deux des processus, qui ont maintenant atteint un stade irréversible.

Toutefois, ce n’est pas la présence humaine en elle-même qui pose problème, mais bien les activités polluantes et destructrices qui accompagnent nos manières actuelles de vivre et d’établir un rapport à ce que nous nommons les «ressources naturelles».

Les limites à la croissance

Le constat est le même si l’on parle en termes économiques plutôt qu’écologiques.

Parler des limites à la croissance, c’est se concentrer sur les activités humaines qui causent de telles transformations aux environnements : l’industrialisation (et la manière dont elle a lieu); la production alimentaire (et ses effets directs sur l’environnement); l’utilisation des ressources naturelles (et la perspective de leur épuisement); ainsi que la pollution (vue comme un choix délibéré).

Chacune de ces dynamiques a une influence sur les autres.

Ces idées proviennent du rapport du Club de Rome, qui a désormais plus de 50 ans, mais qui a récemment été mis à jour. Il existe de nombreuses critiques sur son approche, dont plusieurs sont fondées.

Toutefois, le constat demeure le même aujourd’hui : il faut arrêter la croissance. Même l’idée d’une croissance dite «verte» est à rejeter, étant donné l’impact des nouvelles technologies sur les mêmes processus.

Arrêter la croissance à l’échelle planétaire, cela n’implique pas d’arrêter l’amélioration de la qualité de la vie humaine. C’est plutôt rééquilibrer la production et la consommation pour arrêter les excès ici et permettre une amélioration ailleurs.

À lire : L’écocide, au-delà du crime

Choisir les bonnes limites, et bien choisir

Les personnes qui s’y connaissent auront remarqué que je n’ai pas inclus la croissance démographique parmi les limites à la croissance. Cette décision découle d’un problème central du Rapport du Club de Rome, qui, par son racisme, voit la croissance démographique comme un problème… en Afrique et en Asie.

La limite démographique suppose ainsi une perspective eugéniste et antidémocratique, où des chercheurs et politiciens des pays du Nord décideraient de la population du reste du monde.

Notons toutefois que d’autres aspects du rapport fonctionnent contre ce racisme en proposant un rééquilibre de la consommation et de la production, et en éliminant les inégalités.

Vivre avec des limites suppose de tenir compte de notre incidence immédiate sur ce qui nous permet de vivre, mais aussi sur la vie des autres. Pour cela, nous avons besoin de deux formes complémentaires de démocratie et plus largement de participation.

Il faut d’abord des mécanismes pour permettre aux populations du monde entier de participer aux décisions liées à la production et à la consommation.

Ces décisions sont pour l’instant la chasse gardée des entreprises privées dites multinationales, mais leurs profits reviennent à des classes situées dans les endroits les moins affectés par les changements climatiques.

Il faut ensuite une participation politique accrue des populations des pays où la plus grande partie des décisions sont prises. Le fait d’adopter un mode de vie plus sobre ne suffit plus à éviter les grandes transformations à l’échelle de la planète.

Les changements au style de vie quotidien ne pèsent pas beaucoup par rapport aux conséquences des projets d’extraction de ressources naturelles qui n’amèneront des profits qu’après des dizaines d’années.

Produire et consommer selon des limites ne sera possible qu’avec des luttes sociales et une imposition de limites là où le profit et les intérêts empêcheront tout ralentissement ou changement d’orientation.

Jérôme Melançon est professeur en études francophones et interculturelles ainsi qu’en philosophie à l’Université de Regina. Ses recherches portent notamment sur la réconciliation, l’autochtonisation des universités et les relations entre peuples autochtones et non autochtones, sur les communautés francophones en situation minoritaire et plus largement sur les problèmes liés à la coexistence. Il est l’auteur et le directeur de nombreux travaux sur le philosophe Maurice Merleau-Ponty, dont La politique dans l’adversité. Merleau-Ponty aux marges de la philosophie (MétisPresses, 2018).