le Dimanche 8 septembre 2024
le Jeudi 11 janvier 2024 7:47 Chroniques

Quitter la meute

  Photo : Yves Lafond
Photo : Yves Lafond
Vers les hauts de la planète, il y avait quelques pays qui en recouvraient ses terres nordiques. Dans un de ceux-ci, la majeure partie de sa superficie était peuplée de forêts immenses s’étendant à perte de vue.

Vers les hauts de la planète, il y avait quelques pays qui en recouvraient ses terres nordiques. Dans un de ceux-ci, la majeure partie de sa superficie était peuplée de forêts immenses s’étendant à perte de vue.

Quelque part au milieu de ces bois vivait une meute de loups. Le choix de cet endroit pour avoir établi leur territoire avait été justifié par quelques critères. Une quantité acceptable de gibier, un couvert d’arbres protecteurs et, enfin, une distance raisonnable de la prochaine meute avait suffi pour y établir leurs quartiers. À part ces quelques qualités essentielles, ledit territoire n’avait pas beaucoup plus de particularités à offrir. Ça convenait très bien à la meute qui n’en demandait pas plus elle non plus.

Au milieu de cette meute, il y avait ce loup. Ni trop faible, ni trop fort. Il était de taille et de force normales. Ni alpha ni bêta, il n’était ni le chef ni le sous-chef. Il obéissait aux ordres du mâle bêta, et n’essayait que de faire ce qu’il fallait faire. Il s’affranchissait de sa tâche avec ses acolytes qui étaient soit parents soit amis.

Vint un temps où il commença à s’ennuyer. N’était-il vraiment destiné qu’à obéir au chef bêta? Même si celui-ci était généralement bon et qu’on pouvait se fier à ses stratégies pour attaquer le gibier, il se rappelait toutefois l’avoir vu gaffer à quelques reprises quand ils s’étaient essayés à se mesurer aux caribous qu’ils croisaient parfois. À l’évidence, ces animaux n’étaient pas sa spécialité. Plutôt qu’essayer de rivaliser de vitesse avec eux sur les lacs gelés, son instinct lui dictait qu’au contraire il valait mieux attendre de les surprendre sous le couvert des arbres. Il songeait parfois aux différentes méthodes pour les traquer et les piéger. Mais malheureusement, il n’avait aucune autorité. Il n’y avait pas non plus assez de ces bêtes dans les parages pour les étudier à profusion. Il ne pouvait expérimenter ses différentes techniques élaborées que dans sa tête seulement.

Puis il y avait aussi ce fait indéniable qui se manifestait un peu plus tous les jours. L’envie plus pressante que jamais de se reproduire devenait difficile à ignorer. Et pour ça, en ce qui concernait sa communauté, c’était du non-non. Tout le monde sait que ce privilège est réservé au couple alpha. Tout ce qu’il pouvait espérer étaient ces escapades estivales provoquées par le couple qui dispersait la meute afin de goûter plus d’intimité durant cette période sacrée. Comme les autres meutes en faisaient autant, à force de fureter, il lui était possible de rencontrer une jolie âme sœur ne dédaignant pas s’entourer de compagnie pour un court laps de temps. Mais sitôt leurs ébats romantiques terminés, chacun repartait de son côté et c’en était terminé pour une autre année.

Plus le temps passait, plus les hivers s’allongeaient dans la tête de notre ami. Il en vint à ne rêver qu’à ces étés où sa curiosité le faisait rêvasser à des contrées des plus éloignées. Et c’est ainsi que de lacs en montagnes, il arriva là où les arbres se rabougrissent et se distancent les uns des autres. Et c’est là qu’il les revit enfin. Les caribous. Il y en avait partout. En nombres incalculables. Il les avait enfin trouvés. Tout à coup, son désir de séduire s’était beaucoup amenuisé. C’était plutôt lui qui venait d’être séduit. Il n’avait de pensées que pour ces milliers de bêtes broutant le lichen abondant. Quel dommage que ses congénères locaux aient eux aussi dispersé leur meute! Il n’aurait pas haï courir avec eux afin d’apprendre. Selon lui, il était essentiel de les essouffler avant de tenter de leur porter le grand coup. Il était à peu près certain que c’était comme ça que ça se passait. Plus il les observait, plus il s’en convainquait.

Il était à les contempler quand il aperçut enfin cette femelle de sa propre espèce. Il était temps qu’il la remarque. Ça faisait une bonne une heure qu’elle lui tournoyait autour en raccourcissant ses cercles continuellement. « Ah oui! », qu’il se dit, « la séduction ». Il l’avait presque oubliée. C’était quasi inexcusable. D’autant plus qu’à bien y regarder, elle n’était pas vilaine, cette future compagne. Elle semblait toute fringante. Il n’y avait pas de quoi se surprendre. Avec cet air si vivifiant qui flottait dans ces vents picotant le bout du nez, il ne pouvait en être autrement. Alors, il s’embraya et se mit à la pourchasser. Ils se coururent après pendant de longues heures. De temps en temps, ils se rejoignaient, culbutaient, se mordillaient et repartaient. Les caribous, bien au fait de ce qui se passait, relevaient à peine la tête même quand ils les frottaient de trop près.

Leurs ébats s’étirèrent pendant trois jours. Qu’il faisait bon se prélasser dans la toundra. Surtout en bonne compagnie. Mais comme tout ce qui monte doit redescendre, bientôt, sa passion baissa d’un cran. Graduellement, son attirance pour ces bêtes à cornes lui revint.

Attirance qui ne passa pas inaperçue aux yeux de sa douce. Elle qui était née et avait grandi au milieu de ces troupeaux eut un peu de mal aux premiers abords à comprendre cette fascination. Mais elle n’était pas dépourvue de jugeote elle non plus. À le voir courir sans plan dans le troupeau, elle comprit très tôt qu’il n’y connaissait rien à ces animaux.

Désirant prolonger cette relation fort agréable, elle alla le rejoindre. Elle l’incita à la suivre. Ainsi il apprit que la seule façon d’effaroucher un troupeau était d’identifier les plus faibles éléments qui ont tendance à se camoufler au milieu des autres. Elle lui démontra qu’une fois la cible identifiée, grâce à différentes stratégies, parfois échelonnées sur quelques jours, on finira par trouver la faille permettant d’atteindre son but. À force de lui partager ses connaissances de manière pratique, à eux deux seulement, ils finirent par réussir le grand coup.

Après cette chasse fructueuse, ils s’empiffrèrent pendant plusieurs jours, et ce jusqu’à satiété. Jamais il ne s’était autant régalé. Graduellement les corbeaux, renards et autres espèces vinrent se joindre à ce buffet tombé du ciel.

En plus d’apporter des bénéfices à différentes espèces, ils contribuaient à conserver l’équilibre du troupeau en préservant les éléments les plus puissants. De toute façon, ceux-là étaient inatteignables.

Ainsi fonctionnait la vie dans ce coin de pays. Ça lui convenait totalement. Ses sens fonctionnaient à plein régime. Son instinct lui dictait que c’était pour lui, cette manière de vivre. Comme s’il avait déjà vécu dans une autre vie. Longtemps, longtemps avant.

Comme toute bonne chose a une fin, il vint le temps pour elle comme pour lui de retourner à leurs clans respectifs. Cette fois, les adieux furent plus pénibles. Ils se reniflèrent longtemps. De la tête à la queue. Chacun voulait par la mémoire des sens garder un souvenir de l’autre.

Et ce fut le départ. Il ne servait à rien de s’attarder. C’était aussi comme ça que la vie fonctionnait pour eux. Mais pour lui, le retour fut pénible. Il regardait tout le temps en arrière.

Une fois revenu parmi les siens, il tenta de leur raconter toutes les merveilles qu’il avait vues. Toutes les aventures qu’il avait vécues. Mais personne ne l’écoutait. Personne ne s’y intéressait. Pourquoi aller au loin? C’était inutile. Tout l’essentiel, on pouvait le trouver par ici. C’était d’ailleurs, à en entendre certains, le meilleur endroit au monde. Et cette meute aussi, c’était la meilleure au monde. Tous le disaient. Comme il y avait presque unanimité, il finit par s’en faire une idée. Ça ressemblait à un bouclier. Un système de défense qui craignait les dangers des tentations de s’exiler. Par le passé, trop de meutes s’étaient disséminées à rechercher le bonheur ailleurs. Il fallait aussi craindre l’étranger. Il fallait le repousser.

Malheureusement pour lui, c’était comme ça qu’il commença à se sentir. Un étranger. Il n’arrivait plus à se réadapter aux méthodes de chasse continuellement changeantes. Les techniques traditionnelles, à son avis, étaient trop diluées par les nouvelles qui lui semblaient contre nature. Il n’avait rien contre les siens. C’était contre les rythmes que la vie leur imposait qu’il en avait.

Alors, malgré ce temps de l’année fort inhospitalier, il repartit. Sa marche fut longue. Difficile. Emplie de périls. Mais il retrouva ce qu’il lui semblait avoir cherché toute sa vie. C’est maintenant là qu’il vit parfois, aux jours chauds, à la période des vagabondages, il refait le chemin inverse qu’il faisait lors de ses jeunes années. Il retourne là où il est né. Il arrive parfois à retrouver des proches ici et là. Mais ils ne semblent pas plus intéressés qu’ils l’étaient dans le temps de connaître ce qu’il vit dans ces terres lointaines. Pire, ils ne semblent même plus intéressés à le voir. Et les rares fois qu’ils le voient, lui raconter ce qu’eux vivent leur semble beaucoup plus important que de l’écouter.

Il sait bien que là où il vit, bien qu’il se soit fait adopter, il sera toujours un peu un étranger. Mais sur ses terres natives, il en est un peu un aussi. C’est probablement lors de ses pèlerinages annuels entre deux terres qu’il en vint à conclure qu’il y aura toujours deux loups en lui. Un social et l’autre solitaire. Et quel est celui qu’il a choisi de nourrir? Les deux.

C’est grâce à eux, qui finissent par n’en former qu’un seul, qu’il a appris à vivre avec lui-même et apprivoiser une certaine sérénité.