le Lundi 16 septembre 2024
le Jeudi 10 février 2022 6:01 Chroniques

Pensées décousues

  Photo : Yves Lafond
Photo : Yves Lafond

Tant qu’à me ramasser confiné seul avec moi-même, aussi ben l’être entre montagnes et rivières sous un ciel auréolé et étoilé plutôt que dans un sombre salon où la lumière vient de la télévision transmettant des images de montagnes et de rivières sous des cieux étoilés. J’en ai retiré toutes sortes de petites pensées qui me sont passées par la tête.

Il y a trois ou quatre matins : Direction nord ou direction sud, je suis seul. Je suis le seul à savoir que cette nuit la route est terrible. Cette nuit qui, à dix heures trente du matin, sévit toujours. Le vent charrie en hurlant la neige qui se dépose en vagues régulières jusqu’en travers du chemin. Le chemin commence à ressembler à un lac qui brasse.

Avant-hier au soir : Pas un nuage dans le ciel, une aurore boréale se lève. Dès huit heures, elle s’élève entre Tombstone et les étoiles qui débordent du ciel comme un pommier trop chargé. L’air aussi est trop empli. Trop empli de froid. Il fait – 40°C.

Hier : Les conifères, comme les feuillus qui filtrent le gros jaune foncé tirant sur l’orangé glacé que le soleil tente de diffuser, n’en retiennent dans leurs branches enrobées de neiges « glaçonnées » que le rosé qui donne à la frêle forêt une apparence de conte de fées.

Pas mal certain que mes comparses de gros truckers ben toffes, incluant le « braconnier » et le « gros Al », arrivent à les voir, eux aussi, ces magies qui parfois emplissent le paysage.

Les éléments, des fois quand on est d’dans, on a peine à croire ce que notre œil tend à voir. Il n’y a pas à penser, pas à analyser. Pas à réfléchir. Juste à être là et à ressentir.

Aujourd’hui : La patente « picossante » avec Sirius, c’est qu’on a des nouvelles. Trop de nouvelles. Aux postes des parlottes, on s’entend. Quand on roule à travers une ère glaciaire qui semble s’être passée hier, ça fait bizarre, déplacé. Presque indécent. Parce qu’ici, le temps est différent. Certaines nouvelles ont quatorze mille ans.

Dans Beringia, on n’a pas besoin de tant d’imagination pour le voir, le glacier Laurentien, se pointer le bout du nez au-dessus des montagnes Richardson. Montagnes qu’il a façonnées en poussant toute cette roche en une belle rangée bien tassée, comme d’autres font des rangs à semis au râteau dans leurs jardins.

Tout partout sur la planète, la terre a sensiblement le même âge. Mais selon moi, et ceci n’engage que moi seulement, à trop d’endroits les derniers façonnements ont été réalisés par l’humain grâce à des machines de plus en plus grosses et puissantes.

Même à ça, les plus vieilles des grandes réalisations datent de quand? Quatre mille cinq cents ans peut-être, à une centaine d’années près? Ça fait trois fois plus longtemps, à un millier d’années près, que le gros glacier a fondu.

En plus de nous avoir laissé ces majestueuses et magnifiques montagnes en souvenir, il en a profité à ce bout-ci pour former, par les eaux de sa fonte, la rivière Peel et, plus tard, le grand fleuve Mackenzie.

À l’autre bout, il s’est contenté de mettre au monde la mer de Champlain, qui à son tour s’est transvidée dans ce qui est devenu le fleuve Saint-Laurent, pour plus tard se métamorphoser dans les Grands Lacs qui n’en sont que ses reliquats. En passant, les Grands Lacs suivent encore et toujours le même parcours que leur « mère » Champlain. Avis aux intéressés. C’est le même transvidage depuis des millénaires.

En tout cas, moi, aujourd’hui, en longeant la face nord des Richardson à ma gauche, je le vois bien, le gros Laurentien. Je suis bien trop occupé à l’admirer pour imaginer comment ça a pu se passer à ma droite au cœur de cette vallée durant ces quatorze mille dernières années.
Protégée du glacier à l’abri de ces montagnes, la vallée en a profité, dans sa grande générosité, pour accueillir tous ces mammouths, ces lions de montagnes et toute cette faune beringienne, sans oublier bien entendu nos chers Gwich’in.

Paraîtrait qu’il y avait des arbres dans ces temps-là. Non, je ne laisserai pas mon imagination vagabonder de ce côté. Ça sera pour le prochain voyage. À peine un coup d’œil pour checker s’il n’y traînerait pas un petit troupeau de caribous ici et là, ou un carcajou. Parce qu’il faut aussi que je la watche, cette route.

Cet hiver, il nous en tombe de la neige sur la tête. Et du vent. Il ne faut pas oublier que cette région a beau s’appeler le « cercle arctique » pour les scientifiques, nous les truckers, on préfère la nommer « Hurricane Alley ». Pourquoi? Parce que des fois, du vent, il y en a en « sacrament »!

On appelle ça aussi du blizzard. Ça se lève sans t’avertir autrement que par des signes très vagues. Alors, quand les bancs de neige font par bouttes sept ou huit pieds de haut chaque bord du chemin et qu’il ne reste qu’une voie de large, ça ne prend pas une grosse brise pour rembourrer tout ça. Il faut être à son affaire.

Je peux-t’y vous dire que dans ces conditions, les nouvelles de l’heure, j’en ai ras le pompon : la méchante COVID et les mesures à prendre ou celles déjà prises, ou pas assez prises, ou trop prises, j’en ai plein mon casque. Je veux pus rien savoir parce que, cet hiver, je suis de retour dans les éléments. Back on the Dempster baby.

On the road again.