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le Mercredi 29 mai 2013 14:59 Courrier

De l’autre côté du mur du son

En mars dernier, j’ai participé à un café-rencontre expressément pour voir un aperçu de la pièce de théâtre Je parle français and I love in English à laquelle participaient des collègues de travail et des connaissances, et pour admirer la courtepointe patiemment rassemblée par des Yukonnaises pour les EssentiElles. Et tout ce beau travail réalisé bénévolement, madame!

Le souper était un franc succès : la file s’allongeait démesurément, et les personnes qui aidaient à la cuisine s’activaient à toute vitesse. J’avais à peine terminé mon repas que je me rendis compte qu’on manquait d’ustensiles et que la vaisselle s’accumulait rapidement. Je décidai spontanément de donner un coup de main, car il semblait manquer de bras à la cuisine. Je circulais entre les tables lorsque j’aperçus un homme avec lequel j’avais déjà eu quelques contacts lorsque j’étais à la réception. C’est un homme un peu étrange, qui semble vivre dans un monde connu de lui seul. Il était assis, solitaire et immobile parmi la foule qui s’agitait. Il semblait presque prostré, les yeux perdus dans le vide ou voguant dans quelque abîme intérieur. Il leva tout à coup la tête et j’eus l’impression que son regard plongeait dans le mien.

En un éclair, les sons ambiants s’atténuèrent comme si une invisible sourdine avalait la houle joyeuse des paroles et des rires. La cohorte bruyante des vivants sembla se mouvoir de l’autre côté d’un mur invisible, juste là devant moi, à la fois si loin et si proche, mais si cruellement inaccessible. Le silence s’amplifia, je me sentis sombrer dans un espace effrayant de solitude, et j’eus peur d’être avalée par cette bulle invisible qui venait de m’englober par surprise. Je fus prise d’un léger vertige – probablement le poids de l’angoisse suscitée par cette furtive incursion dans un univers parallèle – et je revins soudainement parmi les gens sans que quiconque ait pu voir que je rentrais d’un voyage aussi rapide qu’insolite.

J’avais le sentiment d’avoir été projetée dans une cage de verre m’isolant irrémédiablement de mes semblables. Je ne saurai jamais si ce que j’ai ressenti ressemble vraiment à ce que vit cet homme au quotidien, mais j’ai éprouvé une immense compassion pour cette âme qui semble porter un si lourd fardeau. Et ce moment foudroyant m’a amenée à réfléchir sur la mince pellicule qui sépare l’être qui jouit d’une bonne santé mentale de son prochain qui se trouve éjecté de la société des personnes dites normales. J’ai été ébranlée pendant quelques jours de cette irruption dans une autre réalité, puis je me suis trouvée terriblement chanceuse d’être du bon côté de la vitrine et de pouvoir tout simplement participer à une soirée, y donner mon temps pour en récolter des sourires et la délicieuse sensation de faire partie de la communauté.

 

Suzanne Caron