Il fut un temps pas si lointain où des quartiers de squatteurs portant les noms de Whisky Flats, Mocassin Flats ou Sleepy Hallow habillaient le paysage urbain du cœur de la capitale yukonnaise.
Cet automne, l’instant d’une soirée culturelle, l’un de ces quartiers, celui des Shipyards sortira de son hibernation pour faire revivre des souvenirs engourdis.
Ainsi, à la fin du mois, un feu de joie et de la musique accompagneront la présentation plein air du film documentaire Shipyards Layment. Ce dernier relate le démantèlement de la communauté de squatteurs qui habitaient le quartier Shipyards depuis des décennies jusqu’à la fin des années 1990 au moment où le site était transformé en parc municipal.
« C’est la Ville de Whitehorse qui a insisté pour que le film documentaire soit présenté dans le cadre de la programmation de Northern Light Cinema », explique Andrew Connors, directeur du film documentaire réalisé en 2002. « Le quartier Shipyards était un lieu aux allures mythiques qu’on s’attendait presque à trouver en arrivant au Yukon. Un endroit doté de ses propres règles rappelant le mode de vie nordique d’une autre époque maintenant presque disparue », explique le cinéaste.
Au fil des années, le quartier Shipyards s’était doucement transformé en un lieu anachronique au milieu de projets d’urbanisation et de modernisation de la ville de Whitehorse. Là où se trouve aujourd’hui des restaurants, des bureaux ou des studios de mise en forme, se trouvaient des petites maisons, cabanes, autobus transformés et même des cabanons habités. Les photos d’archive de la ville permettent d’ailleurs de constater l’étendue et l’importance de ces quartiers embryonnaires de la construction d’une capitale nordique.
« Il y avait souvent des habitations détruites par les incendies. D’ailleurs, la cabane que j’occupais avait de la suie sur les murs et des trous au plafond, signes d’incendie », relate en riant la musicienne yukonnaise Kim Beggs qui a habité les lieux comme plusieurs artistes yukonnais. « Il y avait toujours beaucoup de gens pendant l’été qui venaient habiter sur le site. Une année, il y a même eu une auto Station Wagon qui avait été transformée en maison de fortune. Mais, puisque la plupart des habitations étaient mal isolées pour l’hiver, dès que la saison froide revenait, on se cherchait des endroits plus chauds où habiter », ajoute-t-elle.
Malgré la proximité de la ville, la plupart des habitations n’avaient ni eau ou électricité. Toutefois, selon les dires de l’artiste, il existait une habitation pouvant correspondre à la définition de maison, celle qu’occupait Sylvie Binette. Seule maison des lieux dotée d’un téléphone, dont on peut voir la démolition dans le film documentaire.
« Tout le monde venait chez moi s’appeler un taxi! », confirme Sylvie Binette qui a occupé les lieux pendant plus de sept ans. « Les maisons étaient collées les unes aux autres et se remplissaient dès le retour de l’été. Les fêtes y étaient nombreuses », ajoute-t-elle.
Un mode de vie nordique qui disparaît
Le paysage urbain change et pourtant, certains de ces quartiers d’une autre époque arrivent à survivre comme c’est le cas du quartier Woodyard de la ville de Yellowknife.
« En 1984, la Ville de Yellowknife a créé le Squatter’s Policy. Maintenant, les cabanes qui ont survécu à la démolition sont situées dans les cours arrière des maisons privées que les propriétaires louent aux gens qui recherchent ce mode de vie alternatif et abordable », explique Alison McCreesh, artiste de Yellowknife. Elle a présenté en 2012 à la galerie d’art du Centre des arts du Yukon une série d’œuvres portant sur la réalité de la vie des squatteurs de Yellowknife. « Il demeure à Yellowknife un petit coin qui n’a pas trop changé depuis les années 1980 : c’est ça qu’on appelle le Woodyard. C’est une petite communauté d’une dizaine de cabanes construites au bord du Grand lac des Esclaves. C’est là que j’habite depuis mon arrivée dans le Nord. Aujourd’hui, je crois que l’administration municipale a un peu plus d’appréciation pour son cachet qui apporte un côté particulier à la vieille partie de la ville. Je ne crois pas que c’est réglé à tout jamais, mais pour l’instant c’est tranquille », ajoute-t-elle.
Un à un, ces quartiers disparaissent au profit de la modernité comme ce fut le cas à Whitehorse où un bon nombre de ces derniers étaient établis tout le long des rives du fleuve.
« Dans les années 1960, les expropriations ont commencé afin de permettre d’installer le bateau historique S.S. Klondike. Ça s’est poursuivi avec la création du parc Rotary pour se terminer à la fin des années 1990 avec celle du parc Shipyards », rappelle Sylvie Binette.
Kim Beggs
Auteure-compositrice-interprète yukonnaise, nommée à plusieurs reprises aux Western Canadian Music Award.
« Je me souviens, on se faisait souvent des feux de camp aux Shipyards où on se regroupait pour jouer de la musique. C’est à ce moment que beaucoup d’entre nous avons joué nos premières notes, que ce soit Jay Burr, Kim Barlow, Sue Moody, Nathalie Edelson ou moi. Je me souviens, j’étais très timide de jouer devant les gens, mais puisque c’était très inclusif, tout le monde pouvait participer à ces moments musicaux improvisés. Les Shipyards n’existent plus et pourtant à l’occasion, il m’arrive de croiser les enfants qui y sont nés ou d’anciens voisins. J’aime alors croire que l’énergie des Shipyards est toujours là. C’est différent et pourtant nous sommes tous connectés avec cette partie de l’histoire de Whitehorse. »
Sylvie Binette
Femme d’affaires, propriétaire de l’entreprise Binette Cultural Resources Management
« J’ai aimé habiter cet endroit. Il y avait des personnages colorés, beaucoup de fêtes et l’hiver, durant la course de traîneaux à chiens la Yukon Quest, on pouvait voir les musheurs passer juste devant nos maisons. C’était magique! Toutefois, quand mon fils Xavier est venu au monde, ma perception des lieux a changé. Ce n’était pas un endroit sain pour élever un enfant. Les derniers mois où j’ai habité dans les Shipyards, mon voisin sortait la nuit ivre pour tirer avec son fusil vers la pleine lune. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de partir. J’étais en Europe lorsque la petite maison que je louais a été détruite. À mon retour, je suis retournée sur les lieux et y ai trouvé deux poteaux de bois encore debout, là où était érigée ma maison. J’ai alors décidé de les emporter avec moi. Ils font maintenant partie de l’aménagement paysager de ma maison en souvenir de cette période de ma vie ».
Vince Fedoroff
Musicien et photographe depuis plus de 15 ans au journal Whitehorse Star.
« C’est John Hatch à l’époque qui m’a fait découvrir cet endroit. Sa petite cabane était construite sur la rive du fleuve. Avec le temps, l’érosion des berges s’était amplifiée et grugeait le sol sous sa demeure. Il avait besoin d’aide pour sauver sa maison, et c’est à ce moment que je suis arrivé. J’ai par la suite souvent habité sur son terrain ou dans sa petite cabane. John avait été obligé en emménageant dans cette cabane de la réparer, car elle avait été partiellement brûlée, puis il l’a sauvée des eaux. Aujourd’hui, elle continue d’être sauvée de l’oubli puisqu’elle a été restaurée pour demeurer sur place. Ces années aux Shipyards auront sans contredit été les plus belles de ma vie. Il y avait des personnages colorés que j’ai adoré rencontrer, comme John ou Don Miller, le maire non officiel des lieux qui avait pu obtenir ce titre parce qu’il était le seul de la communauté à avoir une gratte pouvant ainsi déblayer la route des Shipyards l’hiver. Ces aînés avaient à mes yeux trouvé une façon de vivre en marge du système. Ils m’inspiraient beaucoup. J’aurai été finalement l’un des derniers à quitter les lieux en 2001 au moment du démantèlement. »