Pourtant, cette intersectionnalité francophone et autochtone est peu connue ou reconnue. Rencontre avec deux personnes qui la vivent au quotidien.
«Avant tout, je te dis Kwe! », commence Monique Levesque pour dire bonjour dans sa langue natale, le wendat. Son identité autochtone, Monique en est fière. « Je suis huronne-wendat », explique-t-elle « originaire de Kébec, qui veut dire territoire extraordinaire. Je pourrais dire la même chose d’ici en fait! ». Elle est arrivée au Yukon en 1991.
« J’ai une grande fierté autochtone et je prends vraiment à cœur l’éducation et le travail de vérité et de réconciliation, autant que je peux. Je suis une grande passionnée de l’éducation. Je ne dis pas que c’est “ma job”, je dis que “ma vocation, c’est l’éducation”. » Enseignante depuis 38 ans, elle explique d’entrée de jeu que la francophonie, pour les personnes autochtones, dépend des lieux où les francophones ont été présents. « Là où les colons français se sont installés, les métissages sont colorés en français », développe-t-elle.
Pour John Fingland (Akłaya dans sa langue natale), l’éducation est aussi un point central. Pour lui, cela se passe au Centre culturel Da Kų, le centre culturel et touristique qui se trouve à Haines Junction, sur le territoire des nations Champagne et Aishihik. Historien, il y offre des visites et des randonnées guidées.
Grandir en tant qu’autochtone au Canada
John Fingland est né au Yukon en 1970. Bébé, il a été donné en adoption à une famille de l’Ontario, dans le cadre de la rafle des années 1960. « L’objectif de ce projet était d’emmener les enfants [autochtones] très loin de chez eux et de les couper de leurs racines », relate-t-il.
À Ottawa, John Fingland grandit en anglais et fréquente une école d’immersion française, puis il fait des études à l’université. Ainsi, le français devient sa deuxième langue parlée. « À l’époque, je pouvais parler le français [et l’anglais], mais pas ma langue native », explique-t-il.
En 1997, alors adulte, il décide de revenir au Yukon. « J’ai contacté ma Première Nation et je leur ai dit que j’étais historien ». Depuis, il met à profit ses talents dans les deux langues officielles, en offrant des randonnées guidées à Haines Junction et des visites du Centre culturel Da Kų. Que ce soit en français ou en anglais, John transmet désormais, au quotidien, l’histoire de son peuple. « Il n’y a pas beaucoup de personnes autochtones qui parlent le français, ici. »
Pour Monique Levesque, le scénario diffère. Sa famille n’est pas allée dans une école résidentielle et les enfants n’ont pas été enlevés à leurs parents. Mais elle se souvient avec émoi des récits de son père. Vivant en milieu majoritairement francophone, au Québec, il fréquentait une école en français. « Sa deuxième langue était le français. Sa langue maternelle était le wendat. »
Cependant, en tant qu’autochtone, le racisme était palpable. « Il n’avait pas les meilleures places dans la classe. Il s’est fait appeler de tous les noms auxquels on peut penser… », raconte Monique, avec émotion. « C’était presque dangereux pour lui de parler sa langue natale. »
Si son père a pu recevoir une instruction collégiale, c’est grâce à ses talents. « Il était extrêmement bon à l’école, mais c’est parce qu’il était un bon coureur qu’il a pu faire des études. Il était bon à la course et ça paraissait bien pour le collège! »
Le papa de Monique entreprend donc des études en anglais et finit en une année un programme prévu sur deux ans. « Ce n’était pas facile pour lui ». Il obtient ensuite un emploi, en anglais. Fort de cet apprentissage, il encourage alors ses enfants à pouvoir s’exprimer autant en français qu’en anglais, les deux langues officielles du pays, « pour avoir accès à plus d’opportunités. »
Réapprendre sa langue natale
Monique Levesque est enseignante dans une école d’immersion, à Whitehorse. « Quand des élèves autochtones apprennent que je suis Première Nation, ils me disent parfois “tu es Première Nation et tu parles français? C’est bizarre”. Je leur réponds “toi, tu es Première Nation et tu parles anglais… C’est bizarre aussi, non?” ». Par cet exemple, Monique tient à démontrer que toutes les Premières Nations vivent le même défi : réapprendre leur langue natale.
Elle fournit un effort continu d’apprentissage pour réapprendre le wendat. « Ce n’est pas facile, car c’est une langue qui avait complètement disparu. ». Elle ne l’a pas appris de sa famille, mais continue de l’apprendre de sa nation ainsi que grâce à des ressources en ligne. « Je tiens à souligner que nous sommes dans la décennie de la revitalisation des langues autochtones, sur toute la planète », explique-t-elle. Ici, elle apprend la langue tutchone du Sud et effectue un travail continu de réconciliation, mandaté par les aîné.e.s de sa nation.
De son côté, John Fingland parle le tutchone du Sud, mais continue son apprentissage. Pendant la pandémie, un manque de personnel enseignant l’a poussé à donner des cours de la maternelle à la 11e année, à l’école de Haines Junction. « Mais les enfants m’ont surpassé. Au bout d’un an, ils connaissaient la langue mieux que moi. Alors, on [l’école] est allés chercher un autre enseignant. Moi, je continue d’apprendre. C’est une langue très difficile. »
La francophonie, un atout pour la vie
Pour Monique Levesque, le français est la langue qu’elle utilise au quotidien dans son travail, mais aussi avec sa fille et ses deux fils. Franco-yukonnais, ses trois enfants parlent aussi bien le français que l’anglais. Sa fille est celle de sa famille qui s’intéresse le plus à la langue et la culture autochtones. « Surtout à travers les chants », ajoute la mère de famille, rappelant que les chansons sont souvent le moyen de transmettre la culture.
Pour John Fingland, parler français apporte une autre dimension dans sa vie, au-delà de son monde professionnel. « Grâce à ma francophonie, j’ai eu des opportunités en tant qu’artiste », explique-t-il. « J’ai participé à quelques épisodes de la série de Simon [D’Amours] au Yukon, par exemple. »
John Fingland est aussi acteur. Il a contribué à la pièce franco-yukonnaise Dernière frontière, réalisée par le Théâtre Everest. Il y a joué son propre rôle. La troupe a fait plusieurs représentations au Yukon, mais aussi à Montréal. « On a joué pendant trois semaines au Théâtre Aux Écuries. »
« Ça me donne beaucoup d’opportunités, de parler français ». Il se rend aussi dans des écoles pour raconter ses histoires, en français, comme à l’École Émilie-Tremblay ou à l’École Selkirk, pour un programme d’immersion française.
Kluane Adamek (Aagé) est une fière citoyenne de la Première Nation de Kluane, d’ascendance tutchone du Sud, tlingit et non au tochtone. Elle est la cheffe régionale du Yukon à l’Assemblée des Premières Nations depuis 2018. Elle aussi parle le français, qu’elle a appris grâce aux programmes de français langue seconde du gouvernement du Yukon. Son emploi du temps n’a pas permis une entrevue, mais, le français lui tenant à cœur, elle a proposé qu’on mentionne sa francophonie dans cet article.
Sur les 470 personnes autochtones d’expression française recensées en 2021, beaucoup sont, comme Kluane Adamek, des personnes qui ont appris le français comme deuxième langue, au Yukon.
Régis St-Pierre, ancien directeur général de l’Association franco-yukonnaise, affirme qu’on peut s’attendre à l’avenir à voir ce chiffre augmenter. « Les personnes autochtones du Yukon ont tendance, plus que les personnes francophones qui viennent au Yukon à l’âge adulte, à rester ici. C’est donc normal que les chiffres de francophones augmentent parmi les personnes qui ont une identité des Premières Nations. Ceux et celles
qui ont suivi des programmes de français ont plus tendance à rester au territoire, car ces programmes sont relativement nouveaux. »
IJL – Réseau.Presse – l’Aurore boréale