le Mardi 21 janvier 2025
le Jeudi 19 Décembre 2024 7:39 Opinions

L’esprit de la forêt

  Photo : Fournie
Photo : Fournie

Il y avait longtemps qu’il était parti. Beaucoup trop longtemps. Tellement qu’il ne se rappelait plus quand. Est-ce que ça comptait? Pas tant.

Ce qui importait, était pourquoi. Et même ça, il s’en rappelait à peine.

Mais en ce jour de décembre, entre les gros flocons de neige valsant mollement, il vit des images de son passé s’immiscer. Elles clignotaient faiblement comme des lumières de Noël mal connectées.

C’était suffisant pour l’intriguer. Il chercha à reconnecter ces petites lumières. Au commencement, des images floues enfouies dans les noirceurs de la mémoire depuis la nuit des temps se rallumaient une par une.

Apparurent en premier des souvenirs vagues de son enfance où il ne se rappelait n’avoir été pour les autres rien de plus qu’un mouton noir.

Les souvenirs qui suivirent ne firent que confirmer ce que sa mémoire avait tenté de lui faire oublier avec tant d’insistance.

Il n’avait jamais compris pourquoi sa mère s’était montrée beaucoup plus exigeante et sévère envers lui qu’elle ne l’avait été envers son jeune frère et sa petite sœur.

À l’école, ça avait été pareil. Il se faisait toujours reprocher de ne pas écouter. Mais, comme les règles académiques l’ennuyaient, il préférait laisser sa tête aller vers ces contrées où la magie existait. Là où il élaborait ses propres règles.

Il préférait laisser sa tête aller vers ces contrées où la magie existait.

Dans la cour de récréation, même s’il ne semblait pas dépourvu d’aptitudes physiques, il ne démontrait aucun intérêt pour les sports d’équipe. Plutôt que participer à toutes ces activités dites normales fonctionnant sous des normes bien établies, il préférait retourner à ces pays où des êtres extraordinaires, avec des super pouvoirs, côtoyaient des bêtes fantasmagoriques. Ou encore, plus simplement, il se contentait d’observer des fourmis.

Il se rappela qu’arriva un temps où ses professeurs, ses parents et ses compagnons de classe conclurent à l’unisson qu’il était une personne indésirable.

Il semblait trop tard pour les convaincre du contraire. Il est bien certain que, se sentant rejeté par la majorité, il en vint à la conclusion : À quoi bon? Il cessa d’essayer de se faire aimer. Ça ne marcherait jamais de toute façon. Il se referma de plus en plus au point de devenir hermétique comme une huître.

Quand il atteint l’âge où on peut choisir sa destinée, envouté par ses lectures de jeunesse, il opta pour s’éloigner graduellement de la société. Il se dirigea vers les terres du Nord. Il y prit goût. Il alla plus loin. De plus en plus loin. Jusqu’au jour où il se retrouva seul au milieu des forêts. Ça ne l’embêta pas outre mesure. Il apprit très tôt à se débrouiller. Comment couper son bois et construire une habitation. Il apprit aussi comment chasser pour sa nourriture en viande et en poisson. Mais jamais plus qu’il ne fallait. Question d’équilibre. Il apprit à jardiner aussi. À cueillir les petits fruits. Il savait où et quand les trouver. Peu à peu, il en vint à comprendre que, pour survivre, il est primordial de savoir vivre avec les lois naturelles qui régissent la nature.

Il alla plus loin. De plus en plus loin. Jusqu’au jour où il se retrouva seul au milieu des forêts. 

Et c’est ainsi que le temps s’écoula sans sembler subir le moindre accroc… Sauf ce jour-là. Assis devant sa fenêtre de sa maison en bois rond, à regarder la neige tomber. Après ces images malheureuses de son passé, d’autres apparurent. Celles de sa grand-mère en premier. De ses chocolats. Ils étaient tellement bons. De plus, sa « mémère », comme tous les cousins l’appelaient, avait toujours démontré à tous les siens rien d’autre que de la bonté. Sûrement pour ça que ses chocolats étaient si bons. Tout d’un coup, ils lui manquaient beaucoup. Ceci entraînant cela, la nostalgie le gagnant de minute en minute. Mu par une force irrésistible, il fouilla dans les quelques vieilles lettres qui l’avaient suivi toutes ces années. Ayant voulu définitivement briser avec son passé, la plupart étaient encore cachetées. Il ne les avait jamais ouvertes. Il se ravisa. Il y en avait de son frère, de sa mère et une… de sa grand-mère. Elle n’en disait pas trop. Elle ne l’avait jamais fait. Il y avait seulement quelques mots lui souhaitant de joyeuses fêtes. Et pour l’aider à passer ce moment loin des siens, elle lui envoyait sa fameuse recette de chocolats. Obnubilé par cette lettre oubliée, il fouilla dans ses placards. Comme par magie, tous les ingrédients étaient là. Il s’affaira. Toute la journée et toute la nuit. Quand ils furent prêts, le jour était revenu. La neige tombait toujours. Il prit une bouchée. La saveur était exactement la même que celle enfouie dans sa mémoire. Il en prit une deuxième en se fermant les yeux. Des images apparurent. Il se vit enfant entouré de sa famille. Il vit son frère et sa sœur. Il ne vit pas de haine dans leurs yeux. Même affaire pour son père et sa mère. Au lieu de les regarder avec ses yeux d’antan emplis de crainte, il les regarda avec ce regard plus compréhensif qu’il ne l’avait été dans son passé. Il comprit que, peut-être qu’à la place de la haine qu’il avait ressentie, c’était peut-être de l’incompréhension qu’ils avaient exprimé envers lui. À bien y penser, peut-être qu’il aurait pu aider en essayant de se faire comprendre lui aussi, au lieu d’agir en persécuté. Il aurait dû savoir, mais ce ne fut pas le cas. Sans doute qu’au final, ce ne fut qu’incompréhension de part et d’autre. S’il les voyait, il leur dirait. À penser ainsi, c’est comme si une roche immense qui avait pesé sur son cœur durant toutes ces années se volatilisa comme par magie.

C’est à ce moment-là, chocolat à la main, qu’à travers la fenêtre il vit un renard entrer dans le sentier. Pas loin derrière apparut un lièvre qui le suivait à la trace. « Quel est donc ce mystère? Le renard devrait chasser le lièvre et non le contraire ». Intrigué, il enfila ses bottes et son manteau et les suivit. Les deux marchaient sans se presser. Apparut ce gros chevreuil aux airs placides. Le renard et le lièvre s’arrêtèrent devant et d’un commun accord, disparurent de chaque côté du sentier. Le chevreuil, après l’avoir regardé, s’est retourné et s’est mis à marcher lui aussi. Notre ami le suivit. Au bout d’un moment apparut ce petit étang. Le chevreuil s’arrêta. Il se retourna, le regarda, et sans plus de cérémonie s’en alla. L’étang était gelé. Il le regardait en se demandant ce qu’il faisait là quand il aperçut des cygnes. Ils s’étaient fait prendre par le froid soudain des dernières nuits et leurs pattes étaient prises dans la glace. Ça ne peut être ainsi qu’il se dit. Il entreprit de les libérer. Au milieu d’eux, alors qu’il s’apprêtait à agripper le premier pour le libérer, ils se mirent tous à crier de frayeur. Ce faisant, ils déployèrent leurs ailes dans un ultime effort pour s’enfuir. Et c’est là que la magie se produisit. Ils s’envolèrent avec le plateau de glace. Totalement désorienté par ce nouveau phénomène, le temps qu’il reprenne ses esprits, ils étaient déjà rendus trop haut pour qu’il puisse sauter sans se casser la margoulette. Les cygnes, revenus dans leurs éléments dans les airs, continuèrent à voler comme si de rien n’était. Pire! Ils continuèrent à monter et monter. Jusqu’à passer les nuages. Qui apparut entre ces brumes vaporeuses? Je vous le donne en mille. Sa grand-mère. Elle était descendue du ciel juste pour lui. Elle souriait. Comme elle l’avait toujours fait. Rien de plus. Elle finit par lui faire un clin d’œil et disparut. Au même moment, les cygnes commencèrent à descendre. Et descendre et descendre. Jusqu’à ce qu’ils sortent des nuages et qu’il vit apparaître la terre. Puis, il sentit de l’eau tout autour de lui. C’était la glace qui fondait. Arrivés presqu’au sol, la glace devenue si mince se fracassa et il tomba. Les cygnes, nullement importunés par tout ce chahut bahut, reprirent de plus belle leur envol et continuèrent leur course vers le Sud.

Il regarda où il était tombé. Il reconnut l’endroit. C’était le champ derrière la maison où il était né. Il courut jusqu’à la porte d’entrée. Après toutes ces années, il était finalement revenu. Son père était renversé. Son frère et sa sœur, devenus grand eux aussi, étaient plus qu’heureux de le présenter aux conjoints/tes et leurs enfants. Sa mère, tant émue, ne put s’empêcher d’y aller d’un geste improvisé : elle sortit les chocolats. Ils étaient pimpants. Comme un clin d’œil. Un clin d’œil de grand-mère.