Encore cette année, les routes de glace m’ont appelé. À se demander pourquoi j’y retourne encore et toujours. J’essaie de me convaincre que ce n’est que pour l’argent. J’arrive presque à le croire. Mais dans le fond, c’est peut-être le Nord magnétique qui m’attire comme un aimant. Comme il le fait pour tant d’animaux différents. Ou c’est seulement ce diesel coulant dans mes veines qui m’a contaminé la pensée. Allez voir. Toujours est-il que finalement, après avoir poireauté plus longtemps que de coutume à cause du début de saison retardé, ça a été long de se mettre en branle.
Je regardais le garage. C’était pas un garage. Les trucks, c’étaient pas des trucks.
C’était une écurie emplie de pur-sang frétillants. Ils piétinaient le plancher de leurs sabots de rubber. Ils attendaient le départ pour le Yellowknife Tibbitt Derby.
Mais le signal de départ retardait. On avait arraché la page de janvier du calendrier et on attendait encore. Qu’est-ce qui se passait du côté des territoires? Avait-on éliminé l’hiver? Hum! Nan! Ça me surprendrait. Pas avec les mines de diamants. Tant que ça fera leur affaire, il y aura de l’hiver.
Alors, c’était quoi le problème? C’est dur de savoir. Les mines, elles ne font jamais dans l’information à profusion. Alors, je continuais à habiller mon joual. Installer mes tablettes. Pis les emplir. Avec plein de bidules. Toutes sortes. Du linge. Du chaud. Du très chaud. Du linge de survie aussi. On ne sait jamais. Pis à part ça, d’autres nananes. Genre premiers soins. La trousse d’urgence bien entendu, mais plus : aspirines, Tylenol, Motrin, nommez-les. Pas trop peur de la glace. Mais d’un mal de dents sur cette même glace, si. Pas le goût de me taper une molaire qui veut me traverser la tête pendant seize heures d’affilée sans perdre ma concentration. Même chose pour la grippe. Sirop, Tylenol de jour, de nuit. Le gars est équipé. Brosse à dents évidemment. Pas oublier l’électroménager. Poêle, frigidaire. Vaisselle, biscuits soda, etc.
Je n’ai pas laissé ma monture en reste. Outils, torche propane, hoses de spare, antigel, huile. Son alcool. Il aime bien se payer une petite rasade quotidienne. Un shot par jour éloigne le mécano pour toujours. Ça l’empêche de se geler les boyaux. Comme les vieux dans le temps. C’est un vieux truck. Il faut bien lui passer quelques caprices. À moins quarante, c’est comprenable. Après tout ça, j’avais beau faire et refaire le tour, checker et re-checker ma liste, il manquait moins que rien.
Après deux semaines de préparatifs, tout devrait être là. Je ne m’en allais quand même pas sur la Lune! Même si ça lui ressemble. Une lune blanche de neige.
Pis un jour, c’était le jour. Pas le lendemain ou le surlendemain, ce jour-là. Je ne pouvais pas être plus prêt. Toute une faune envahissait la place. Ça arrivait de partout. De l’Ontario, du Québec, de la Colombie-Britannique, de la Nouvelle-Écosse, de Terre-Neuve. Même de Grèce! Et bien entendu, les sept ou huit irréductibles : nous! Du Yukon! Emmenez-en d’la neige pis d’la glace.
Je les regardais en me disant que ça ressemblait à une gang de mercenaires réunis pour fomenter un coup. Je ne savais pas si j’aimais l’image ou pas. Ils avaient l’air de se dire la même chose en me regardant.
Pis on est tous sortis pour atteler nos charrettes. Pis départ pour Yellowknife. À 2 000 kilomètres. Deux jours de voyagement à travers monts et montagnes dans des paysages époustouflants. Il y en avait qui faisaient le trajet Whitehorse-Yellowknife pour la première fois. Mais ils en avaient entendu parler. Ses montagnes, ses ravins, ses courbes entre en couteaux, son parcours en forme de serpent, ses orignaux, caribous et bisons plein le chemin la nuit venue, le tout sur une glace la plupart du temps bien bleutée. L’Alaska Highway a mauvaise réputation en hiver. Je ne sais pas pourquoi. Mais eux, ça ne leur tentait pas de se garrocher là-dedans tout seul.
Moi, c’était le contraire. Ça me tentait pas de voyager pendant deux jours à consulter l’un et l’autre s’ils avaient faim et de là expliquer que le prochain restaurant est à huit heures de route et qu’il sera fermé quand on arrivera. Pas le goût d’expliquer non plus pourquoi ils ne sablent pas. Pas le goût d’entendre leurs peurs camouflées sous des récriminations agressives concernant le laxisme et la négligence du gouvernement dans la maintenance des routes. Je ne me voyais pas avoir pour seule réponse à donner : « C’est le Yukon. Faut faire avec. Se plaindre, c’est ce qu’on fait pas. »
Cela dit, je l’aurais fait quand même. J’en aurais accompagné un ou… Noon pas deux. Juste un inexpérimenté c’est assez. La route parfois, il est vrai qu’elle peut être un peu euh préoccupante.
Mais bon, une fois prêts à partir, les nouveaux s’étaient tous matchés. J’y irai donc en solo. Pas fâché.
J’avais des histoires oubliées à me conter. Des feelings à retrouver. Et ça, je ne peux le faire que d’une manière. En cowboy. Seul avec mon cheval. En route vers Fort Nelson à 1 000 kilomètres au sud, j’ai pu constater qu’effectivement l’Alaska Highway était encore et toujours ce qu’elle est tout le temps : dérapante. Comme je n’avais rien chauffé depuis l’hiver d’avant, je me demandais si j’avais encore ce que ça prenait. Une petit shire à gauche en grimpant la montagne et une à droite en la redescendant. Ça allait. Dans une autre montagne, trois camions sont arrêtés au milieu de la montée. Ils sont pris. Il leur faut chaîner leurs roues. J’arrive à passer à côté sans déraper. Fiou. Je continue. La lumière se reflète à terre comme dans un miroir. Même si le chemin est une patinoire. Une patinoire en montagne, on n’arrête pas. C’est comme ça. C’est le Yukon. Pis tel que prévu, ça finit par arriver : quelqu’un saute sur les ondes pour se plaindre : « Pourquoi ils sablent pas plus que ça?! ». Vient du Sud celui-là c’est certain. Hey! Je viens de dire que c’est le Yukon. Mais je ne le dis pas. On ne change pas des mentalités héritées de nos parents où tout nous est dû le temps d’une ride de truck. Le gouvernement n’est pas là pour toujours nous bichonner. C’est ici qu’on sépare les grands des enfants. Je continue à avancer. Une aurore commence à se pointer. Ça continue à glisser. J’ai encore le contrôle. Sans explications, je commence à ressentir des picotements pas loin sous la peau. Dans les bras occupés avec les vitesses et le steering. Les pieds aussi. Aux contrôles des pédales. Ça me prend quelques minutes à analyser cette sensation. Finalement, je sais ce que c’est : ce sont les réflexes qui se sont connectés aux feelings. Ensemble, ils envahissent mes membres. Ils sont contents d’avoir retrouvé leur vitalité. Je le suis aussi. Ça doit être ça avoir le diable au corps. Mais peu importe que ce soit Dieu ou le diable. C’est peut-être les deux. Mais j’aime mieux penser que c’est la vie que je sens vibrer dans ces picotements. J’en ai encore dedans.