Je ne cherchais pas à fracasser quoi que ce soit tout de suite en partant. Je tenais à faire ma première ride sans m’énerver le pompon. Je voulais bien me la remettre en tête comme les coureurs automobiles font des tours de piste pour se familiariser. Je voulais revoir les spots stratégiques. Ceux-là où on peut s’arrêter pour la nuit. Bien les situer. Les mesurer. Les noter. Exemple : le premier spot est le portage treize. À 32 km du kilomètre zéro. Une heure quinze à trente km/h. Sugar shack (toilette mobile) portage 25. Kilomètre 109. Quatre heures de route. Et ainsi de suite. Après, je serais en mesure de bien évaluer mes performances en accord avec mon état physique. Comme disait mon père : le calcul vaut le travail.
Avec les nouvelles règles allégées depuis l’an passé, si on est bien organisé, à quelques exceptions près, il est maintenant possible de voyager seul sur les trois quarts du trajet.
Mon plan est de gagner quelques heures par voyage. Ça ne devrait affecter en rien ou à peu près mon temps de sommeil. Mais comme on n’est plus obligé d’en attendre d’autres, ça implique que les anciennes soirées à regarder un film pour tuer le temps sont terminées. Elles se passeront cette année à rouler. Dépendant d’où je suis rendu, ce sera jusqu’à un des points que j’ai notés.
Toujours est-il que je viens de livrer mon cinquième voyage. Sur le retour. Ça pourrait être un peu mieux, mais c’est pas pire. Je n’ai pas vraiment eu de perte de temps inutile. C’est vendredi.
Tout est allé comme sur des roulettes au déchargement à la mine. Il n’était pas encore si tard. Même pas sept heures du soir. J’ai décidé de tenter ma chance pour traverser le lac Mackay. 95 kilomètres de long à quarante km/h sans aucune place pour s’arrêter. C’est important d’y penser avant de commencer. Surtout si on y ajoute qu’il y a une heure à faire pour arriver au lac. Et une bonne demi-heure après le lac avant d’atteindre le premier stationnement de nuit. Et c’est sans compter ces quelques endroits où se trouvent sous la glace des courants contraires fragilisant la glace et nous forçant à modérer jusqu’à dix km/h. Faut être sûr de son affaire. Mon buddy Blaire décide qu’il n’y a pas de problème. Mon autre buddy du Manitoba, Harvey, dit le farmer, décide de souper en vitesse avant de partir. Ti-guidou. Je jase avec lui deux minutes, question de donner une chance à Blaire de se rendre à son truck avec ses béquilles. Il est handicapé des jambes depuis son enfance par quelque chose qui ressemble à la polio. Quelques minutes plus tard, je sors. Je vois le truck de Blaire décoller. Je marche jusqu’au mien dans ce vent paralysant. Il est pire que d’habitude. Comme si ça se pouvait. Il est épouvantable. Il fait mal. Il est méchant. Ça sent l’annonce de beaucoup plus grave dû pour arriver dans peu de temps. Mon nez sur le bord de tomber ne me trompe pas, j’en suis presque certain. Une fois assis dans le truck complètement frigorifié par cette marche de deux minutes, avant d’enlever mon coat, je pense. Ça presse pour traverser le lac si on veut pas se faire ramasser au milieu du lac par le blizzard. Une chance que Blaire est juste en avant. Je me fie à lui. Il est top chauffeur. Il a beaucoup d’instinct. Normal, il est né au Yukon. Et là, de l’instinct, on en a besoin plein. Comme les animaux sauvages.
Avant d’arriver au lac, sur un des portages, un truck a planté dans le décor. Ces portages sont tellement casse-gueule. Une partie est encore dans le chemin. Par chance, ça passe à côté. Les lumières de la sécurité, combinées à celles du camion qui tourne toujours, donnent un air épeurant au vent s’intensifiant. Passant vers le dernier poste de maintenance, je me rappelle la queue de cet avion qui a abouti dans le décor elle aussi. Ça fait la troisième cette année. La deuxième, ça a été beaucoup plus grave. Six travailleurs de la route y ont succombé. Tout d’un coup, je me rends compte que je ne suis pas dans le « Youpi hop la vie! ». Je la sens bien cette angoisse me tourner autour comme une mouche à chevreuil. Ne pas la laisser m’entraîner. Si j’arrête pour la nuit au dernier portage avant le lac, ça sera peut-être pire. Si le blizzard craint arrive, je pourrais être là pendant des jours. Nan! Je sais que c’est un coup de dés, mais je continue. J’embarque sur le lac. J’ai le vent dans la face à 45 degrés. Je le savais que ce serait ça. En après-midi, quand je montais, il était à 45 degrés aussi, mais venait d’en arrière. Idéal pour un voilier, mais pas pour moé. Ça soufflait tellement qu’il repoussait la chaleur du moteur par en avant. Malgré le -22 au thermomètre, il voulait chauffer. Même que la fan est partie. Pas bon signe. Ça pourrait affecter des boyaux. Mais j’en étais finalement sorti indemne. Les avions peuvent bien planter ces jours-ci. J’aimais mieux l’avoir dans la face le vent. Mais ça soufflait fort. J’aperçois loin en avant les lumières de Blaire. Un peu avant le lac, j’avais entendu une quinzaine de minutes en arrière la voix de Harvey annonçant un portage.
Ça me rassure.
Il commence à se ramasser de la neige sur le chemin. Ça s’amoncelle en rondelles qui grossissent à vue d’œil. Y a pas à dire; ça sera pas beau tantôt. Qu’est-ce que j’entends? La fan. Encore elle? Vite, je regarde la température du moteur. Normal. C’est quoi le bug d’abord? Mon œil est attiré par du rouge sur des cadrans. C’est l’air barnaque! Pas vrai. Et elle descend et descend tout le temps. Pis une grosse lumière allume et une alarme commence à sonner. Il ne me reste presque plus d’air. Dans quelques secondes tout va s’immobiliser. Ça va être drôle. Je vois déjà ça. Tenter pendant deux heures des réparations dans la noirceur à -100 avec facteur vent. Réparations qui ne fonctionneront pas. Je descends mes vitesses en augmentant la révolution de mon moteur en me croisant les doigts. C’est la seule option qui me reste. J’appelle Blaire désespérément. Silence radio. Il a disparu. Finalement ce n’était pas lui que je suivais. D’ailleurs, celui-là aussi, je ne le vois plus. J’essaie Harvey. Pas de réponse là non plus. Je suis seul. Je pense que j’aime autant mourir tout de suite. Mais non, je ne mourrai pas. Si c’était aussi simple que ça, ça serait fait depuis longtemps. Puis, miracle. Faire tourner le moteur à la planche fonctionne. L’air recommence à monter. Alléluia! Et elle tiendra ainsi jusqu’au bout. Comme je le craignais, « l’air dryer » ne fait pas bien sa job. De l’humidité emplit mes réservoirs d’air. Que faire? Dorénavant, les drainer régulièrement comme dans l’ancien temps.
J’ai rechargé et suis reparti direction nord. Arrivé au relais à mi-chemin, ce blizzard tant craint s’était finalement déchaîné. La route est fermée depuis deux jours. Une centaine de trucks attendent patiemment. Enfin. Presque tous patiemment. On est dimanche.
Conclusion : Les week-ends à Yellowknife, ça sort vraiment de l’ordinaire.