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le Jeudi 1 juillet 2021 4:50 Société

Environnement : les sentinelles sonnent l’alarme

En Alaska, la communauté autochtone de Newtok a du se résoudre à abandonner son village, en raison de la fonte du pergélisol. Se faisant, les habitants et habitantes deviennent les premiers et premières réfugié.es climatiques des États-Unis. Photo : Katie Orlinsky.
En Alaska, la communauté autochtone de Newtok a du se résoudre à abandonner son village, en raison de la fonte du pergélisol. Se faisant, les habitants et habitantes deviennent les premiers et premières réfugié.es climatiques des États-Unis. Photo : Katie Orlinsky.

Old Crow, 19 mai 2019. La Première Nation des Gwitchin Vuntut, communauté la plus nordique du Yukon, sonne l’alarme et adopte une déclaration d’urgence climatique. Depuis, la situation ne s’est pas améliorée : en mai dernier, le Programme de surveillance et d’évaluation de l’Arctique démontre qu’entre 1971 et 2019, la température moyenne annuelle de l’Arctique a fait un bond de 3,1 °C – trois fois plus que le reste de la planète.

En Alaska, la communauté autochtone de Newtok a du se résoudre à abandonner son village, en raison de la fonte du pergélisol. Se faisant, les habitants et habitantes deviennent les premiers et premières réfugié.es climatiques des États-Unis. Photo : Katie Orlinsky.

 

Pour les peuples autochtones, les changements climatiques n’ont rien de conjectural. Alors que le pergélisol fond sous leurs pieds, que leurs forêts brûlent et que les animaux dont dépend leur subsistance dévient de leurs routes séculaires de migration, ceux-ci élèvent leurs voix.

Trouver sa voix au cœur des projets

Le fait que les changements climatiques aient un impact disproportionné sur les groupes marginalisés fait consensus chez la communauté scientifique. Jocelyn Joe-Strack, de la Chaire de recherche sur la surveillance environnementale et la mobilisation des connaissances traditionnelles à l’Université du Yukon, résume la situation ainsi : « Les gens qui n’ont pas créé ces problèmes sont ceux qui doivent souffrir des conséquences. »

Et alors que se multiplient les projets d’adaptation du territoire, la titulaire de la Chaire de recherche du Canada en justice environnementale autochtone à l’Université York et membre de la Première Nation de Whitefish River, Deborah McGregor, estime qu’il y a un risque de lancer des initiatives qui ne placent pas les peuples autochtones au centre des décisions. Selon elle, cela peut représenter une nouvelle forme de colonisation et d’emprise sur le territoire.

Pour Bronwyn Hancock, vice-rectrice associée à la recherche et au développement à l’Université du Yukon, il y a du progrès. Elle a fait partie en 2017 du groupe d’experts sur les résultats de l’adaptation et de la résilience aux changements climatiques, appelé à émettre des recommandations au gouvernement canadien quant aux progrès réalisés en termes d’adaptation du territoire. Aucun membre autochtone n’a participé directement au panel, mais le rapport soulignait que « les décisions relatives à l’adaptation doivent reposer à la fois sur les systèmes de connaissances autochtones et sur l’information scientifique ». Puis, en 2019, elle a constaté des changements lorsqu’elle était à la tête de Nordic Climate Exchange, alors que les Premières Nations étaient impliquées au sein des projets « de la planification à la conduite des recherches et à l’identification des solutions ». Pour la chercheuse, les deux modes de savoir – autochtone et scientifique – sont complémentaires.

Cependant, selon l’organisme Indigenous Climate Action, les progrès demeurent encore insuffisants. Dans un rapport du printemps 2021 visant à déterminer si la réponse canadienne aux changements tient compte des droits des Autochtones, on affirme que « les peuples autochtones, leurs droits, leurs connaissances et leurs approches du changement climatique sont systématiquement exclus de la création et de la mise en œuvre des politiques ». Toujours selon celui-ci, « le colonialisme a causé le changement climatique. Les droits des Autochtones sont la solution. » D’où l’intérêt pour Jocelyn Joe-Strack de lancer des projets par et pour les Premières Nations, comme le programme de bourse en action climatique du Yukon, centré sur les savoirs autochtones et sur les compétences émotionnelles et qui invite les jeunes à reconnecter avec leur territoire et leur culture, pour mieux les défendre.

Tania Larsson, artiste Gwitchin et militante pour les pratiques traditionnelles autochtones, tient une peau d’orignal près de Fort Simpson, aux Territoires du Nord-Ouest. La revalorisation des pratiques ancestrales autochtones est une manière pour elle de reconnecter avec le mode de vie traditionnel.
Photo : Pat Kane.

 

Trouver sa voix à l’international

Certains peuples autochtones décident plutôt de se tourner vers les instances internationales pour faire changer les choses, faute de mécanismes ou de recours efficaces en droit interne.

En 2005, Sheila Watt-Cloutier, Inuk du Nunavik, alors présidente du Conseil circumpolaire inuit, dépose une pétition avec 65 autres Inuit.e.s à la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), stipulant que les gaz à effet de serre générés par les États-Unis violent leurs droits. La CIDH est l’une des deux instances de protection des droits humains au sein de l’Organisation des États américains (OÉA), et analyse les plaintes soumises par des particuliers.

La commission a finalement rejeté la pétition, estimant que celle-ci n’était pas assez étayée. Or, le travail n’a pas été vain d’après Deborah McGregor, puisque les dépôts de plaintes permettent tout de même d’éveiller les consciences et de mettre dans l’embarras le pays soupçonné de bafouer les droits de la personne.

En 2013, c’est au tour du Conseil des Athabascans de l’Arctique (AAC) de déposer une pétition semblable, cette fois contre le gouvernement canadien. Selon le groupe de défense des droits des Athabascans, l’absence de régulations des émissions du carbone noir au Canada mine le droit à la propriété, à la santé et à la culture de tous les Athabascans des régions arctiques canadiennes et américaines. La cause est toujours pendante au moment d’écrire ces lignes. L’AAC souhaite que la CIDH reconnaisse que l’incapacité du Canada à mettre en œuvre des mesures adéquates pour réduire substantiellement ses émissions de carbone noir viole leurs droits, et qu’Ottawa doit développer des normes sévères en ce sens.

Entre 2005 et 2013, plusieurs décisions des instances de l’OÉA ont joué en faveur des peuples autochtones, et ont entre autres établi l’obligation positive pour les États de garantir un droit à la vie digne à leurs citoyenn.e.s. Communauté Sawhoyamaxa c. Paraguay en 2006 ou Communauté indigène Xákmok Kásek c. Paraguay en 2010 laissent transparaître un réel désir de l’OÉA de prendre la situation au sérieux.

Pour Deborah McGregor, le système international s’avère utile, mais il nécessite que les plaignant.e.s acquièrent la capacité financière, le temps et les compétences pour qu’une plainte aboutisse entre les mains des sept commissaires. Quant à Jocelyn Joe-Strack, elle demeure plus pessimiste : « C’est encore très lent et construit sur des bases coloniales. […] Il faudrait changer toute la façon dont [l’ordre international] travaille. »

Dans son livre le Droit au froid, publié en 2020, Sheila Watt-Cloutier souligne que si les peuples autochtones se battent pour leurs droits, ultimement, ils le font pour le monde entier. Devant la CIDH, celle-ci a lancé un message fort, en espérant qu’il transcende les frontières de l’Arctique : « J’encourage la commission à continuer son travail dans la protection des droits de la personne. Ce faisant, vous allez protéger les sentinelles du changement climatique – les peuples autochtones. »