Bruno Cournoyer Paquin – Francopresse
Dans le contexte des changements climatiques, la planète peut-elle survivre à la quête incessante de croissance économique sur laquelle reposent les sociétés contemporaines? Et sans cette croissance, comment peut-on satisfaire la demande sociale pour le travail, l’inclusion et le bien-être?
À cause des changements climatiques, tous les gouvernements cherchent une économie qui croît, mais dans le respect de l’environnement, selon Ryan Katz-Rosene, professeur de sciences politiques à l’Université d’Ottawa.
Certains chercheurs et groupes environnementaux émettent toutefois des doutes face à cette possibilité et proposent plutôt un nouveau modèle économique qui ne soit pas basé sur la croissance économique, ajoute Ryan Katz-Rosene.
Le professeur Matthew Paterson, de l’École d’études politiques de l’Université de Manchester, explique la difficulté de lutter contre les changements climatiques tout poursuivant la croissance économique :
« Dans les pays riches comme le Canada et le Royaume-Uni, on doit réduire nos émissions de gaz à effet de serre (GES) de 5 à 7 % par an, jusqu’à ce qu’on atteigne 0. Si on a un taux de croissance de 2 %, et une cible de réduction de GES de 5 %, ça veut dire qu’on doit réduire les GES de 7 %, relatif au PIB. »
Jusqu’à présent, ajoute le professeur Paterson, ces pays ont vu leurs émissions de GES diminuer de 1 % en moyenne relativement au produit intérieur brut (PIB). Cela signifie que les pays développés devront réduire leurs émissions de GES à un rythme sans précédent – et ce, même si la croissance économique n’était pas au rendez-vous.
Pour Ryan Katz-Rosene, « il y a deux possibilités : l’une est que l’on trouve des façons d’avoir de la croissance verte. On n’a jamais vu ça dans un contexte global. Et c’est ça le problème ; il n’y a pas un exemple concret que c’est possible. »
« L’autre possibilité, c’est de trouver un équilibre entre le bien-être et le PIB, et l’emploi particulièrement. Parce que si on peut trouver une façon de continuer à avoir une bonne vie sans voir notre empreinte carbone augmenter », éviter la catastrophe climatique est peut-être possible, explique le professeur.
Une économie postcroissance…
Parmi ces chercheurs qui tentent de repenser l’économie, « il y a un segment qui cherche la décroissance, et d’autres qui n’ont pas nécessairement un problème avec la croissance, mais qui veulent que les programmes du gouvernement et les projets de développement ne soient pas entièrement basés sur l’accroissement du PIB », précise Ryan Katz-Rosene.
Le PIB n’est qu’une mesure de ce qui est produit et consommé dans un pays, ce n’est pas un indicateur de bien-être – un fait que même le créateur de cet indice reconnaissait, rappelle le professeur Katz-Rosene.
L’un des problèmes du PIB est qu’il agrège les coûts et les bénéfices, selon Fernanda Tomaselli, chargée de cours au Département de la gestion des forêts à l’Université de la Colombie-Britannique.
« Disons qu’on dépense de l’argent pour nettoyer un déversement de pétrole. C’est compté comme un plus, parce qu’on a dépensé de l’argent, donc le PIB augmente. Et c’est la même chose si on construit des prisons, le PIB augmente aussi », souligne-t-elle.
Les chercheurs qui s’inscrivent dans le courant de la postcroissance « soutiennent qu’on devrait être agnostique ou indifférent au PIB. Si le PIB augmente ou diminue, on ne devrait tout simplement pas s’en préoccuper. On devrait plutôt se préoccuper des emplois, de la qualité de vie et de la qualité de l’environnement », explique la chercheuse.
« Dans une économie postcroissance, on doit reconnaitre qu’on fait partie de cette planète, et qu’on a besoin de reconnaitre qu’il y a des limites [à l’environnement] et qu’on doit apprendre à être plus judicieux dans la façon dont on utilise les ressources naturelles. »
… ou de décroissance?
Ceux qui mettent de l’avant la décroissance « visent spécifiquement à réduire notre production et notre consommation pour qu’on puisse avoir une économie qui s’inscrive dans les limites des capacités de notre environnement, mais selon une approche démocratique et qui ne diminuerait pas notre qualité de vie », nuance Fernanda Tomaselli.
Selon Matthew Paterson, « la décroissance est basée sur une critique de l’idéologie qui dit que la croissance [économique] est nécessaire pour la prospérité, ou pour satisfaire les besoins des individus. Donc, on va devoir reconstruire l’économie à partir de principes écologiques, de justice sociale, de liberté individuelle, etc., au lieu de seulement penser à la consommation matérielle. »
« Les gens qui écrivent sur la décroissance veulent que l’économie soit basée sur la sollicitude [care], sur les communautés, sur l’éducation, le bien-être social, mental, la santé », opine Ryan Katz-Rosene.
Yves-Marie Abraham, professeur au Département de management de HEC Montréal, suggère que la décroissance s’appuie sur trois principes élémentaires. Il faudrait « produire moins […] pour ralentir, sinon arrêter le désastre écologique en cours », a-t-il évoqué lors d’une conférence en ligne coorganisée par la Maison du développement durable et Environnement jeunesse.
Mais aussi « partager plus… parce que si on produit moins, dans un monde très inégalitaire, c’est ceux qui n’ont presque rien qui vont avoir encore moins », poursuit le professeur Abraham.
Enfin, il faudrait « décider ensemble, […] respecter l’idéal de liberté […] et se donner les moyens de décider ensemble de la façon dont on va vivre. »
Ryan Katz-Rosene observe une tension dans les discours sur la décroissance, parce qu’on parle d’un côté d’une intervention massive du gouvernement dans l’économie, ce qui peut être perçu comme tyrannique – particulièrement dans les sociétés démocratiques.
Mais simultanément, ajoute-t-il, « on parle de décentralisation, de distribution du pouvoir, pour que lorsqu’on parle d’intervenir dans l’économie ce ne soit pas juste une seule personne qui décide, ce devrait être le peuple ».
Pour Fernanda Tomaselli, de l’Université de la Colombie-Britannique, cet idéal démocratique pose un défi pour la mise en œuvre de la décroissance « parce que ça requerrait l’adhésion d’une société qui vit avec l’idée que la consommation va nous rendre plus heureux ».
Des projets de société face à des obstacles majeurs
L’idée de postcroissance ou de décroissance serait particulièrement difficile à mettre en œuvre au Canada, qui a une histoire économique centrée sur l’extraction et l’exportation des ressources naturelles, selon Ryan Katz-Rosene, de l’Université d’Ottawa.
Le développement, au Canada, passe par des investissements dans les industries extractives. « C’est ça la façon d’accroitre le bien-être, parce que ça crée des emplois, puis les emplois nous donnent une meilleure qualité de vie, et on paie des impôts pour payer pour d’autres choses [santé, éducation, etc.]. L’économie de décroissance, c’est complètement l’inverse, ça commence avec les autres choses », explique le professeur Katz-Rosene.
Pour Matthew Paterson, « l’obstacle est surtout politique, parce que le système politique, les temps modernes au sens large, sont basés sur le capitalisme, sur une économie de la croissance. Donc, s’opposer à la croissance, c’est s’opposer à l’État moderne. »
En ce moment, ajoute Ryan Katz-Rosene, les réflexions sur une économie postcroissance ou de décroissance sont plutôt confinées au monde académique. « Il manque les partis politiques, les grands partis politiques, dans cette discussion. Ce n’est pas dans le vocabulaire politique maintenant. »
Pour Yves-Marie Abraham, adopter la décroissance nécessite un travail d’imagination pour « sortir de l’évidence du monde dans lequel on est ».
En effet, selon Ryan Katz-Rosene, ces projets de décroissance ou de postcroissance n’impliquent pas que des transformations économiques et politiques, mais aussi culturelles.
« Mais ça commence à faire partie de la discussion. Greta Thunberg, dans un discours devant les Nations Unies, a parlé d’un « conte de fées de croissance ininterrompue » ; le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a parlé de la croissance comme un problème. La Plateforme intergouvernementale [scientifique et politique] sur la biodiversité [et les services écosystémiques] (IPBES) a dit que la croissance était une cause de la perte de la diversité. »
Selon Matthew Paterson, la crise de la COVID-19 pourrait aussi contribuer à changer les mentalités : « On a vu qu’on pouvait avoir une vie beaucoup plus relax, plus lente, plus collective, plus conviviale, sans travailler au maximum, sans consommer au maximum. »