Marine Lobrieau
Le Nord, l’Arctique, l’espace blanc, autant de termes qui nourrissent des fantasmes. Décrire cette zone souvent méconnue est complexe. Longtemps abordé sous un angle colonial au détriment des cultures natives, le Nord a souffert au fil des années d’une description incomplète. Portrait d’un espace bien souvent mal interprété.
Le professeur Daniel Chartier, titulaire de la Chaire de recherche sur l’imaginaire du Nord, de l’hiver et de l’Arctique de l’Université du Québec à Montréal, étudie les différentes représentations de cet espace. Ses études ont permis de comprendre que le Nord a souffert pendant longtemps d’une réalité déformée.
Le Laboratoire international d’étude multidisciplinaire comparée des représentations du Nord, où travaille M. Chartier, a d’ailleurs pour mission de décrire le territoire dans son ensemble de manière plus authentique avec notamment, une intégration systématique des concepts autochtones.
Une terre imaginée, mais peu visitée
L’un des premiers constats de ces études est de remarquer que le Nord avait une définition inachevée puisqu’elle a été élaborée par l’imagination des penseurs : « l’imaginaire du Nord a été construit par le discours et non par la réalité », explique Daniel Chartier. « On l’a imaginé avant même de l’expérimenter. »
La retranscription n’inclut que très peu le discours des habitants du Nord et crée de lourdes ambiguïtés, comme c’est le cas du concept colonial de nature. Ce dernier « n’existe pas pour les autochtones dans le sens où tout est culturel, où tout est inclus dans une vision générale du monde », souligne le professeur. « Il faut se rendre compte que c’est quelque chose qui n’a pas beaucoup de sens pour ceux qui y vivent. »
Le Nord est donc plus fantasmé que vécu, ce qui a parfois conduit à des interprétations aux conséquences catastrophiques : « dans la politique forestière du Québec [par exemple], on a souvent pensé la forêt uniquement par elle-même en se basant sur un élément de notre imaginaire qui dit que le Nord est infini », illustre le professeur. Or, « les jugements basés sur l’imaginaire » ont provoqué une surexploitation des forêts et par conséquent un désastre écologique.
Une approche linguistique vague
Autre constat, l’interprétation de l’inuktitut en français a eu pour effet de simplifier des termes plus profonds à cause d’une traduction jugée trop approximative. C’est le cas du concept de Nuna ou plus spécifiquement « la base de la relation au territoire chez les Inuits ». Celui-ci se traduit difficilement dans les langues occidentales. « Il veut littéralement dire “ceci qui correspond au centre” », souligne le professeur.
Pourtant, Nuna regroupe de nombreux aspects importants, comme la culture, la médecine, la nourriture tandis que la traduction l’a qualifié simplement de « terre », oubliant d’inclure des éléments fondamentaux de la culture autochtone. Ainsi, une traduction unilatérale rend difficile la conceptualisation de l’idée du Nord et de l’Arctique, car le monolinguisme et même le bilinguisme mènent à « une vision biaisée et incomplète » de la réalité.
Intégrer des natifs dans les processus de recherche et s’entourer de traducteurs dans toutes les langues donneront les clés d’une compréhension directe et d’une représentation beaucoup plus éthique. Les différents analystes s’accordent à penser que c’est cet effort qui permettra d’atteindre la culture par sa propre langue grâce à une appropriation des connaissances par les populations en place.
Le Nord pensé par lui-même
Cette déformation de la réalité poussait donc les décisionnaires à appliquer au Nord des modèles adaptés à la vision du Sud. Il était alors urgent d’inventer de nouveaux concepts. Les revendications actuelles vont dans le sens d’une réappropriation du Nord par les peuples autochtones.
Dans cette perspective d’adaptation, le célèbre géographe québécois Louis-Edmond Hamelin avait entrepris d’inventer des centaines de mots nouveaux pour parler de la « nordicité ». Partant du constat que les Inuits possèdent un lexique sophistiqué pour décrire et comprendre l’hiver, il eut pour mission d’inventer un vocabulaire approprié à leur description du Nord.
L’exemple le plus significatif est celui de l’invention du terme « glaciel », qui définit les glaces flottantes et leurs actions. Avec cette traduction, Louis-Edmond Hamelin a ainsi permis de transposer un concept autochtone en langue française. On doit également au théoricien la notion de « pergélisol ». C’est pourquoi les langues occidentales doivent s’adapter à cette réalité conceptuelle en créant de nouveaux termes, car « la plupart des langues européennes n’ont pas prévu de vocabulaire pour décrire l’environnement et le climat des territoires froids et arctiques », explique Daniel Chartier.
Le Centre interuniversitaire d’études et de recherche autochtones soulignait l’apport fondamental des travaux du professeur Hamelin dans la représentation du Nord après son décès en février 2020. Dans une publication Facebook, le Centre a déclaré : « Il a parcouru le Nord à pied, en canot, en train et en avion, mais aussi mentalement en créant un lexique qui a permis au Québec d’exprimer sa nordicité et son autochtonie, des mots qu’il a créés pour décrire ces réalités trop souvent méconnues. »
Initiative de journalisme local APF – Territoires