Yves Lafont
Je sors de « Sinsing », 7494 nuits, seul, ça dispose un homme… tadam dadam dam. Je chantonne ça en ressortant de ma douche. C’est-y à cause du reportage entendu l’autre jour concernant le disque « jaune » de Jean-Pierre Ferland, ou à cause de cette douche pic-pic? Probablement à cause de la douche. Si ma mémoire est bonne, je la chantonnais aussi l’hiver passé. Elle me revient souvent dans la tête ces derniers hivers. Je suis de retour sur la glace et chaque fois, j’ai l’impression de rentrer en dedans pour faire du temps. Sans n’y avoir jamais mis les pieds, d’après le témoignage de certaines de mes connaissances, la route de glace n’a rien à voir avec le « pen » ou la prison. C’est ben pire. Je la comparerais plutôt aux travaux forcés… en Sibérie. Dans la Sibérie soviétique de Khrouchtchev. Celle de mon adolescence. C’était le pire châtiment qu’on pouvait trouver sur terre. Et pourtant. C’est dans quelque chose comme ça que je me retrouve encore une fois, pendant l’hiver de surcroît, non pas pour quelque crime odieux ou des opinions politiques discordantes avec la ligne du parti, mais parce que moi et les quelque huit cents autres camionneurs y venons de notre plein gré. Tout fin seul dans mon truck. Tout un hiver à entendre, entre le vrombissement du moteur et le mémérage radiophonique de mes compagnons de fortune, la glace craquer sous mes roues.
Non seulement ce n’est pas un châtiment, mais de plus, les télévisions américaines ont trouvé une manière de donner à cette vie des allures romanesques. En Amérique, on a le tour de glorifier l’inglorifiable. Essayer d’exciter le public en faisant miroiter le péril d’affronter quotidiennement des catastrophes épouvantables risquant de nous engloutir à tout moment. En vérité, la seule vraie gloire qu’il y a, c’est d’y retourner voyage après voyage sans répit. Avec le temps, faire des aller-retour sans relâche à pas de tortue sur cette route qui n’en est pas une calque tous les jours un peu plus « le jour de la marmotte ». Cette route infiniment blanche dépassant l’infini par quelques centaines de kilomètres a le don de rendre le temps infiniment long.
On a vu ces films où le personnage, se retrouvant dans un espace tout blanc sans murs ni plafond, prend du temps à réaliser qu’il est mort et se trouve dans le calvaire. C’est la question que je me pose souvent quand je suis là. Suis-je mort sans m’en rendre compte?
Pis moé, pas plus fin, on dirait que cette année, ça me tentait quasiment d’y retourner. Faut-y être assez mal faite. Courir vers la misère comme ça. Malgré tout, dans ce blanc absolu, sans murs ni plafond, j’y trouve mes balises, mes repères.
M’approchant de l’âge où une personne normalement constituée commence à considérer à prendre ça relax, moi, au contraire, je commence à me dire que le confort, la belle vie sale comme ils disent, c’est pas pour moi. J’ai connu ça. Dans ces chambres luxueuses, sur ces tables copieuses ou lors des pêches en hélicoptère, je n’y ai jamais vu le « p’tit bonheur » à Félix. Je ne pense pas qu’il se tient dans ces endroits-là. Comme Félix disait : « Au paradis, c’est pas la place pour les souliers vernis. » Un peu de misère ici et là, c’est mettre du poivre sur un plat fade.
Je me rappelle trop bien aux alentours de la mi-vingtaine, alors que je venais de commencer un nouveau travail dont je n’étais pas trop fier, mon père m’avait dit que quand je travaillais, je rayonnais et devenais beaucoup plus agréable. Évidemment, j’étais en désaccord. Comment pouvais-je resplendir dans un travail terne comme la grisaille? Il n’en démordait tellement pas que je commençais à croire que ses réelles motivations étaient autres que toutes celles de sa génération consistant à ne valoriser que le dur labeur. Il me semblait sincère quand il m’a dit : « Observe-toi. La différence de ton aptitude au travail et au chômage. Tu verras. » Avec le recul, force est d’admettre qu’il n’avait peut-être pas si tort.
Si c’est le cas, ici sur la glace, je devrais m’épanouir comme un papillon sortant de son cocon. En être conscient aide à passer au travers des petits calvaires. Emmenez-en du temps dur, je suis capable d’en prendre.
Je me demande comment ça va virer cette année, car c’est toujours risqué de tirer la queue du diable en s’a drapant dans la misère et l’épuisement. Mais à date, j’en suis toujours sorti un peu plus rayonnant. Faut croire que mon père avait raison. S’il vivait, je
lui dirais.