Jean-Pierre Dubé (Francopresse)
Le rejet par les Communes du projet du député Yvon Godin sur le bilinguisme des juges de la Cour suprême n’a étonné personne. C’est la prochaine bataille qui va compter.
« Je crois sincèrement que les Canadiens ne garderont pas Stephen Harper au pouvoir après les prochaines élections, a déclaré le député acadien. Le Premier ministre ne se bat pas juste contre mon projet de loi, mais contre la Cour suprême. C’est déjà la cinquième décision qu’il perd et maintenant il se bat contre la juge en chef. C’est du jamais vu au Canada. On voit aussi comment il traite les instances gouvernementales quand ça ne marche pas comme il veut. »
Le projet de loi sera de nouveau déposé après les prochaines élections, a confirmé Yvon Godin au lendemain du vote aux Communes, tenu le 7 mai. C’était la 3e tentative du député d’Acadie-Bathurst. Son initiative a été annulée en 2008 et en 2011 par la dissolution du Parlement. Mais il entend remporter la prochaine bataille, grâce à l’appui unanime des néo-démocrates, libéraux et bloquistes.
« Mon parti y croit, a-t-il signalé, cette politique était dans notre programme électoral en 2011. Je suis confiant que ça va devenir réalité. On va se battre jusqu’à ce que cette injustice soit corrigée. » Le Nouveau Parti démocratique est à l’origine d’une loi adoptée en 2012 rendant obligatoire le bilinguisme chez les officiers du Parlement.
La ministre des Langues officielles
« Si M. Harper avait voté en faveur, clame-t-il, la question aurait été réglée. Comme excuse, le premier ministre dit que le bassin de juges bilingues n’est pas suffisant. Mais l’an dernier il a nommé un unilingue en Ontario. Est-ce qu’il n’y a pas assez de juges bilingues dans cette province ? Il raconte maintenant que la Cour suprême est perdante en excluant les Québécois siégeant à la Cour fédérale. Est-ce que le Québec a été privé de bons juges depuis 145 ans ? »
Dans une lettre ouverte, le député avait demandé l’appui de la ministre Shelly Glover. « Les Québécois et les francophones du pays ont déjà témoigné en grand nombre leur appui à mon projet de loi et, en tant que ministre des Langues officielles, vous avez la responsabilité d’assurer la vitalité et l’épanouissement des communautés de langue officielle du pays. » Mais la ministre a voté contre la motion, comme 143 de ses collègues conservateurs.
Le constitutionnaliste Gérard Lévesque, de Calgary, n’est pas étonné. « Le parti au pouvoir a maintenu une fin de non-recevoir au projet. Mais je suis convaincu que ça va aboutir. On ne peut pas reconnaître le Québec comme une nation et dire que les francophones ne peuvent pas être compris à la Cour suprême.
« C’est un problème constitutionnel, poursuit l’avocat. Quand on dit que les deux langues sont égales, comment accepter que devant le plus haut tribunal du pays ce ne soit pas le cas? Quand je plaide en Alberta, devant un juge anglophone, je préfère le faire en anglais. On a des juristes et des juges bilingues. Mais qu’est-ce qu’on fait quand un juge nous donne raison en français – comme ça m’est arrivé – et que ça ne paraît pas dans la transcription? C’est comme si le jugement n’est pas reconnu. »
La commissaire du Nouveau-Brunswick
L’Association du Barreau du Canada a adopté en février une politique appuyant l’accès égal à la justice dans les deux langues officielles dans les cours fédérales. Elle a demandé au ministre Peter MacKay de nommer « un nombre approprié de juges bilingues ayant les compétences nécessaires pour présider des instances dans la langue officielle de la minorité ». Deux des huit juges actuels de la Cour suprême sont unilingues.
La commissaire aux langues officielles du Nouveau-Brunswick, Katherine d’Entremont, est optimiste pour l’avenir du bilinguisme à la Cour. Selon elle, le Canada doit fournir un signal dans ce sens à toute la communauté juridique. « Lorsqu’on veut faire carrière au niveau des cours supérieures, il faut se rendre compte qu’on doit maîtriser les deux langues. Ça ne peut pas attendre au moment où on s’intéresse à un poste, il faut y penser bien avant. »
Selon la commissaire, « la représentation régionale, le bilinguisme et les capacités légales ne sont pas des compétences exclusives l’une de l’autre. Un jour, on n’aura plus besoin d’en parler, tout le monde va le comprendre. »
L’avocat Gérard Lévesque
D’autant plus, souligne Katherine d’Entremont, que « la barre n’est pas si haute que ça. Le projet de loi parle d’une compréhension des langues officielles suffisante pour se passer d’un interprète. Il y a des messages comme celui-là qui devraient être mieux expliqués la prochaine fois. »
Gérard Lévesque se souvient de la tentative d’Yvon Godin en 2011, quand le projet de loi avait été adopté de justesse aux Communes, avant d’être saboté par la majorité conservatrice au Sénat et de mourir au feuilleton.
« La ministre de la Justice de l’Alberta du temps, Alison Redford, avait fait campagne dans les journaux pour susciter l’opposition au projet, souligne-t-il. C’était possible qu’il soit adopté parce que le gouvernement était minoritaire. Elle disait que le bilinguisme était un concept fédéral et que l’Alberta n’avait aucune obligation.
« Au même moment, rappelle le juriste, j’étais devant les tribunaux en Alberta sur cette question. On nous disait qu’on avait le droit de s’exprimer en français, mais pas d’être compris. La Couronne a perdu. »