Jean-Pierre Dubé (APF)
Pendant qu’un organisme mondial demande que cesse la marginalisation des consommateurs de psychotropes et que Washington suspend la guerre anti-drogue, certains États légalisent le commerce de la marijuana. Que fera le Canada?
Le gouvernement conservateur s’est montré ouvert en 2014 à l’émission de contraventions pour la simple possession d’une faible quantité de marijuana. Est-ce que ce sera assez? Le Parti libéral du Canada a relancé le débat en préconisant la fin de la prohibition et l’Association canadienne de santé publique (ACSP) lance une nouvelle approche.
L’ACSP estime que le coût total de la gestion des psychotropes illicites s’élève à 8,2 milliards $ par année au pays, un fardeau considérable pour la société. Lors de sa conférence annuelle en mai, elle lancera un débat sur la gestion des stupéfiants, reconnaissant « l’importance de passer à un cadre juridique axé sur la santé publique ».
La criminologue Line Beauchesne de l’Université d’Ottawa a participé à l’exercice. « Lorsqu’on a légalisé le jeu du hasard, on n’avait pas compris que si on le faisait pour le profit, on risquait d’augmenter le problème. » L’effet pervers des amendes pour la possession de drogue, souligne-t-elle, c’est qu’on passe d’une dépense à un revenu.
« On a vu comment ça se passe en Australie, signale Line Beauchesne. Les policiers donnent plus d’amendes parce que ça rapporte. Et les jeunes qui n’ont pas les 200 $ chaque fois qu’ils se font arrêter se retrouvent en cour. Alors ils se cachent comme avant.
« On peut aussi vouloir légaliser pour limiter l’accès aux drogues, lance-t-elle. À l’heure actuelle, il y en a partout, pour tout le monde et on ne sait pas ce qu’on consomme.
« Lors de la prohibition des années 1920 aux États-Unis, explique la criminologue, on trafiquait de l’alcool à 90 %. On la buvait rapidement et en cachette. Il y avait des mélanges douteux qui envoyaient des gens à l’hôpital. Au retour du marché régulier, on a redécouvert les bières à 1 % et toute une série de produits qui avaient disparus.
« C’est la même chose avec les drogues illégales, soutient la professeure : les produits, les concentrations et les façons de consommer sont propres au marché noir. Il ne faut absolument pas imaginer un marché légal à partir des produits et des modes de consommation qui se sont développés.
« La tisane de coca, dit-elle, les gens en prennent dans les pays producteurs, c’est l’équivalent du café. L’opium, on peut la consommer dans des conditions aussi sécuritaires que l’alcool. On ne parle plus de drogue douce ou dure, mais de consommation douce ou dure. On parle d’usage approprié. Tout dépend de la relation avec le produit et l’environnement dans lequel on consomme. »
Line Beauchesne croit que le vent a tourné. « Beaucoup de gens bougent et c’est lié en grande partie à la politique de Barack Obama. Le président américain est très passif sur la question, passant le message qu’il ne menacera plus les gouvernements s’ils avancent. C’est pour ça que l’Uruguay, les États de Washington et du Colorado ont décriminalisé. »
L’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), chargé de surveiller l’application de conventions restrictives, est sous le contrôle des Américains, signale-t-elle. Fondé en 1968 par l’ONU, « l’OICS a mené la guerre globale en imposant des sanctions. Les Américains sont maintenant les premiers à déroger aux conventions. »
Par contre, le message de la Commission mondiale sur la politique de drogue fait son chemin, porté par d’anciens chefs d’État et de personnalités tels que Kofi Annan, ex-secrétaire général de l’ONU et Louise Arbour, ex-juge de la Cour suprême du Canada et ancienne haute-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme. Elle propose l’arrêt de la guerre anti-drogue.
La légalisation n’est pas un but, souligne Line Beauchamp, c’est un moyen. « Ce que nous cherchons, avec le rapport de l’ACSP, c’est de situer la consommation de drogue dans une logique de promotion de la santé publique. Et ça, c’est une responsabilité du gouvernement. Le fédéral ne devient pas le principal pusher. Il doit mettre en place un environnement approprié pour contrôler la qualité. »
Cet environnement serait règlementé, selon elle, « de la production à la consommation. Ce serait comme acheter une pinte de lait, avec de l’information complète sur les ingrédients. Le gouvernement devra créer des programmes de promotion et de prévention, pour qu’on connaisse les produits, les façons de consommer et les risques. »
Pour la professeure, la fin de la prohibition comprendrait aussi « des programmes d’accessibilité aux soins de santé pour les personnes ayant développé une relation inappropriée avec la drogue ». La loi encadrerait aussi la distribution en définissant les limites d’âge, de lieux et de prix.
« La difficulté est de mettre cette position en œuvre », reconnaît l’ACSP, dans son programme de conférence. Le document de discussion sera présenté le 27 mai prochain.
Josh Ouellette : « On va s’ajuster »
« C’est pas nous qui faisons les lois, déclare le chef de police régionale BNPP (Beresford, Nigadoo, Petit-Rocher et Pointe-Verte) au Nouveau-Brunswick, on fait ce qu’on nous demande. Je suis entièrement contre l’usage de n’importe quelle drogue, insiste Josh Ouellette, mais je sais que tout ça va changer ».
L’Acadien souscrit aux suggestions faites en 2013 par l’Association nationale des chefs de police. Elle demande à Ottawa de fournir aux officiers la flexibilité d’émettre une contravention pour la possession d’une petite quantité de marijuana (moins de 30 gr) au lieu d’entamer une poursuite criminelle.
« Ça fait une différence si c’est un joint ou un kg. Comme pour l’alcool : si tu conduis ta voiture en état d’ébriété, dit-il, c’est le code criminel qui s’applique; mais si t’es pris avec une bière dans ta voiture, c’est le code de la route et tu reçois une amende.
« On a des pressions pour mieux gérer nos budgets. Une poursuite, ça engendre beaucoup de coûts pour la police et le tribunal. Dans la guerre anti-drogue, c’est plus la cocaïne et des affaires de même qui étaient visées. Et ça me dérange quand on arrête un jeune avec un peu de cannabis ou de hash. Je sais que ça peut lui causer des ennuis plus tard quand il va travailler ou voyager.
« Ça fait 15 ans que je m’occupe d’un centre des jeunes. Je vois très bien les désastres que font le cannabis, le crack, les amphétamines ou la coke. La boisson, c’est pareil : on en vend malgré les effets néfastes sur la santé physique et mentale. C’est les jeunes qui m’inquiètent. C’est important que la population soit éduquée – et les enfants aussi.
« Quand j’étais un jeune policier, souligne le vétéran de 40 ans de service, on nous disait que la marijuana était une porte d’entrée aux autres drogues. On sait que c’est contrôlé par le crime organisé. Sans vouloir généraliser, les fumeurs de pot à 14 ans, si personne ne les empêche, on dirait que plus tard ils manquent d’ambition. Je comprends que la marijuana peut aider certains malades, mais ce n’est pas une raison pour commencer à en vendre à tout le monde. »
Josh Ouellette reconnait qu’il y a deux côtés à la médaille. « Pendant la prohibition, mon père habitait à Edmundston, et il emmenait de la boisson aux États-Unis puis il ramenait des cigarettes américaines au Canada. Tout le monde le faisait. C’est pareil pour la drogue.
« On est pogné au milieu, la police, on veut juste protéger notre société autant que possible. Parce que les politiciens et les idéologies, ça change. Dans dix ans, quand on va parler de la marijuana, ça va être pas mal différent. Les politiciens font des lois pour le bien de la grande communauté. S’ils décident de décriminaliser, allons-y. Pas de problème, on va s’ajuster. »