Bouddha est vénéré pour la prochaine vie; les esprits, pour la vie actuelle.
D’après les bouddhistes thaïlandais, les esprits sont partout. Les bons autant que les mauvais flottent librement, en tout lieu. Pour les Thaïs, avant d’effectuer toute nouvelle construction sur quelconque site vierge, il est essentiel d’ériger une petite maison (San phra phum) abritant les bons esprits déjà présents, les Chao thi. Ils nous protégeront et éloigneront ainsi les méchants et redoutables mauvais esprits, les Phii tai hong.
L’esprit du mal, depuis longtemps, longtemps, il rôde. On ne le voit pas. À peine si on le ressent. Et plus souvent qu’autrement, c’est quand il s’est immiscé dans des gens qu’on le perçoit. Il est difficile de comprendre pourquoi le mal fait ça.
Ça se passait au temps de la pandémie. Elle était partout, ou presque. Pas ici. Elle avait épargné le Yukon. Le gouvernement avait fermé l’accès à tous les non-résidents. Isolés, nous étions seuls avec nous-mêmes.
Pour ma part, en tant que trucker de longues distances, l’idée de sortir du territoire pour aller chercher des marchandises sur des terres envenimées était loin de m’attirer. Je gossais à je ne sais plus trop quoi depuis une partie de l’été quand j’ai reçu cet appel d’une mine d’or.
Ils avaient besoin d’un opérateur de machinerie lourde et ils avaient entendu parler de moi de je sais pas trop où. Tant qu’à rien faire, il serait temps que j’aille voir de plus près ce qu’avaient l’air ces fameuses mines appelées placer mines.
Ce sont de petites mines presque artisanales où l’on sépare l’or du sable et de la pierre avec de l’eau. C’est grosso modo le même procédé que sur les images à l’ère du Klondike, sauf qu’au lieu de le faire avec une pelle et des chariots poussés à bout de bras, on utilise maintenant des camions, pelles mécaniques, bulldozers, etc.
Comme toute mine placer qui se respecte, la plupart du temps, la machinerie provient d’encans du Sud, est à moitié déglinguée et pisse l’huile de partout. Ces mines ne fonctionnent qu’en été. Ce sont en général de petits projets ne requérant en moyenne qu’une dizaine de personnes, rarement plus d’une trentaine.
Les propriétaires viennent de toutes régions et de tout acabit. Il y a ces fils, petits-fils et arrière-petits-fils de prospecteurs arrivés ici aux premiers jours de la Ruée. Ceux-là peuvent – juste à regarder la terre, sa couleur, sa contenance, sa senteur – voir si elle contient ou non le précieux métal. Mais l’or attire malheureusement trop souvent toutes sortes de go-getter incompétents imbibés d’avidité.
C’est soi un ex-contracteur du pétrole de l’Alberta ou un sombre producteur d’Hollywood venu chercher fortune à l’américaine, ou encore un comptable véreux de Toronto qui restera vague sur la provenance de son pécule. Ils sont tous là pour le grand frisson que l’or peut procurer. Idem pour ceux qui vont y travailler. La fièvre de l’or rassemble une faune diversifiée pas toujours facile à gérer.
Cette mine d’or qui m’avait appelé était située quelque part le long du fleuve Yukon, à mi-chemin entre le village fantôme de Fort Selkirk et Dawson. Pas de route pour s’y rendre : par l’eau seulement. Un coin vraiment perdu.
Ils m’avaient offert de m’emmener à bord de leur embarcation à partir de Dawson où ils se ravitaillaient une fois par semaine. Nan! J’aimais mieux prendre ma chaloupe de rivière. On sait jamais. Si la place me déplaisait, j’aurais pas à attendre après personne pour sacrer mon camp. Sinon, à la fin de la saison, en revenant, je pourrais toujours espérer prendre mon temps en chassant le long de la rivière.
Après une journée à naviguer, je suis enfin arrivé. Je fus accueilli par cet Asiatique qui m’attendait en pêchant. À bord du 4×4 m’emmenant au camp, il s’est présenté. Il s’appelait Somchai. Il était Thaïlandais. Il s’était spécialisé au fil des ans à mettre sur pied des mines d’or dans les endroits les plus compliqués. Il avait ainsi œuvré dans les jungles de son pays, celles d’Indonésie et jusqu’en Amazonie avant d’aboutir ici. Il m’a ensuite expliqué la dynamique de la place.
Ils avaient passé l’été précédent à construire et organiser cette nouvelle mine. Au début de l’été, ils étaient fin prêts à entamer l’exploitation. La trentaine de gens nécessaire à la production était presque arrivée toute en même temps par bateau.
Parmi eux se trouvait ce couple. Ils s’étaient connus à Dawson peu de temps avant. Elle était Québécoise. Jolie, gentille et jeune. Elle ne dépassait pas le début de la trentaine. Elle était la géologue. Lui était plutôt du genre bad boy à belle gueule. Il était l’opérateur de pelle chargeant les camions. Même si, à l’évidence, il n’avait pas autant d’expérience qu’il l’avait prétendu, son ardeur compensait.
La production était bonne, mais pas assez pour le patron. L’investissement que lui avait coûté ce projet ne se remboursait pas assez vite à son goût. Il devait aussi répondre à d’autres associés qui s’impatientaient tout autant. Il en demandait donc toujours un peu plus. Et comme c’est souvent le cas, à force d’en demander, ça a commencé à briser, en particulier la pelle mécanique que le bad boy opérait.
Bien entendu, c’est à lui qu’on s’en prenait. Sous la pression, il a réagi d’une drôle de façon. Peut-être par manque de confiance, au lieu de se défendre contre ses accusateurs, il se tourna vers sa blonde. Une mine d’or n’est certes pas un endroit pour une lune de miel. Mais de là à envenimer une relation de la sorte, il y avait tout de même une immense marge qu’il s’est empressé de franchir. Il se mit à la jalouser maladivement. Il était sous l’impression qu’elle allait le tromper, avec tout le camp, probablement. Tous étaient suspectés. Il la suffoquait. Elle, de son côté, exécrée par son comportement, s’en éloignait autant qu’elle le pouvait, ce qui dans sa logique de plus en plus twistée, lui confirmait avoir raison de sa suspicion.
Cette atmosphère, tel un virus, avait contaminé tout le monde. À la cafétéria, plus personne ne riait. C’était à peine si ça se parlait. Tous se regardaient en chiens de faïence. Une sensation d’explosion éminente envahissait l’air. Ça sentait la dynamite. Puis, le bad boy a fini par se faire clairer. Il devait partir au matin. Sa blonde avait refusé de le suivre, prétextant finir la saison avant de le rejoindre.
De par notre culture commune, au cours de l’été, la Québécoise s’était rapprochée de moi. Elle me faisait confiance. Et moi je trustais Somchai qui observait tout avec l’œil de la sagesse orientale. Il avait le don de tout relativiser. Ça rassurait. Ce n’était qu’à l’intérieur de ce trio plutôt fermé que nous arrivions à relaxer.
Mais pas ce soir-là. Somchai déclara : « Phii tai hong rôde ce soir. Je les avais avertis. Ils auraient dû m’écouter. » Il nous expliqua qu’à son arrivée, il essaya de construire cette minuscule maison sensée éloigner le mauvais esprit Phii tai hong qui tue les gens avec violence. On le ridiculisa en disant qu’aux mines d’or, on ne s’abaisse pas à de stupides superstitions. Mais là, il le voyait bien, le malin, chercher une âme désespérée à envahir pour les faire tous déguerpir.
À ces mots, on entendit des coups de feu et des cris retentir. C’était le bad boy. Armé, il tirait sur tout ce qui bougeait. C’est certain que nous trois serions visés. Il fallait fuir au plus sacrant. Nous avons pris nos jambes à nos cous et avons déguerpi en direction de la rivière.
Juste avant d’arriver, j’ai trébuché et me suis blessé un genou. J’ai continué en boitant. Rendu sur la grève, j’ai presque lancé la Québécoise dans la chaloupe. Somchai y plongea jusque dans le fond. J’avais de la misère à défaire le nœud de la corde retenant l’embarcation. Quand j’y suis enfin arrivé, pour quelque raison que ce soit, je me suis allongé de tout mon long sur le dos sur le rebord de la chaloupe tentant de la pousser avec un pied.
Au même moment, apparut d’entre les broussailles le bad boy, courant vers moi. J’ai commencé à lui donner des coups de pied pour l’empêcher de m’agripper. J’ai dû avoir fermé les yeux parce qu’une fois rouverts, j’essayais toujours de le fesser, mais je n’arrivais pas à le toucher.
Pourtant il était bien là. À côté de mon lit. Et d’ailleurs, comment j’arrivais à donner des coups de pied avec cette jambe complètement bousillée depuis une semaine? J’arrivais à peine à marcher. J’avais bien les yeux ouverts et je le voyais bien, le bad boy, mais je voyais aussi que ma jambe bougeait pas.
Et finalement, le bad boy a disparu. J’étais étendu dans mon lit avec la boîte d’antibiotiques sur ma table de chevet pour mon genou, blessé la semaine d’avant. Les vieux avaient raison. Jamais de porc frais avant d’aller dormir. Ça fait mal rêver.