Les traversiers de la Peel et du Mackenzie sont sortis de l’eau. D’ici à ce que la glace soit assez forte pour supporter nos camions, on est arrêtés. The road is closed. La route est fermée. Yé!
Le grand prophète que je suis l’avait prédit : l’hiver est revenu comme prévu. Début novembre, il a cogné à la porte comme il le fait chaque année et s’est installé en invité, désiré ou pas.
Le temps devient sourd, le froid s’installe. Le seul avantage du peu de neige au sol est de redonner de la blancheur à la faible lumière qui a étouffé les autres couleurs. Pour le reste, à part un peu de bûchage, il n’y a pas grand-chose à faire.
Pas de skis, pas de raquettes, pas de Ski-doo. Les lacs ne sont pas encore assez gelés pour s’y risquer. Il est dix heures du matin et, si mes pronostics sont bons, le soleil devrait se lever bientôt.
Mais il ne se lèvera pas. Ou, si c’est le cas, on ne le verra pas. Il a décidé encore une fois de se cacher derrière les nuages, comme il le fait presque tous les jours depuis un mois et le fera au cours du prochain. Tant mieux! On veut pas le voir. On se reverra en janvier… Galarneau!
Certains s’en plaignent, mais moi j’aime bien. Qu’on ait bien travaillé ou pas durant l’été, qu’on en ait bien profité ou pas, c’est le temps de remettre les pendules à l’heure.
On les réaligne. Qu’on soit un ours mal léché ou un castor effréné, on change tous de beat. C’est le temps de l’« encabanement ». L’hibernation a ça de bon. L’activité principale devient surveiller le feu dans le poêle à bois. Quand ses flammes nous hypnotisent sans qu’on y songe, on retourne au monde des songes.
J’ai quinze ans. Peut-être plus, peut-être moins. Pas certain. Chu pogné pour pelleter l’entrée. La partie entre la cour et la maison. C’est ma job. Ça commence par trois marches en pierre. Au haut de ces marches suit un passage en quart de lune, en pierres lui aussi.
Quelques pieds seulement. Pas la tâche la plus pénible sur terre. Une tempête normale, c’est une vingtaine de minutes de travail, c’est tout.
Mais quand on est ado, on voit ça comme de l’esclavage. Pourtant, des fois, je réalise le plaisir d’être conscient de retrouver cette sensation que capte mon nez. Le petit froid agréable des senseurs de la peau recouvrant mes naseaux me fait réaliser que ce n’est que de l’air « top qualité » que je respire.
Je suis moins pressé de rentrer. En plus de ça, tout seul dehors avec une pelle entre les mains, loin de la cohue à l’intérieur de la cabane, je me permets de rêvasser.
En tant qu’ado, de la rêvasserie, j’en ai. J’ai pratiquement rien que ça dans la tête. À défaut de pouvoir encore accomplir ma vie dans le vrai, je la rêvasse de toutes sortes de manières.
Ou, si on préfère, avec un pied encore dans l’enfance, je joue à faire semblant. Vivre dans le moment présent n’a absolument rien d’excitant. Être ailleurs est tellement plus hallucinant.
Mon petit côté perfectionniste me fait tenter de découper le rebord du banc de neige de ce quart de lune avec une précision géométrique. À ce temps de l’hiver, il est rendu par-dessus la tête. C’est la muraille de la tourelle d’un château.
J’y imprime avec le rebord de la pelle les joints entre les pierres. C’est pas parfait. Les joints sont croches et inégaux. Il faudra s’appliquer la prochaine fois.
La fois suivante, c’est autre chose. Il y a encore plus de neige. Un maudit tas. Probablement à cause de cette maudite muraille qui a laissé s’engouffrer cette montagne par l’aérodynamisme des vents contraires. Et maintenant, je dois lancer la neige au bout de mes bras, au-dessus de cette maudite muraille. Elle ne m’inspire pas, cette fois.
Je pellette avec cette grosse pelle à neige. Ce n’est pas une pelle ordinaire. Elle est géante. C’est un bucket. Un bucket de loader. Un loader géant. Dans l’Arctique.
Vingt marches pour se rendre à la cabine. Je n’ai que quinze ans et c’est moi qui opère ce mastodonte. Mon père me fait confiance; il n’a pas le choix. En tant que responsable de cette station polaire dont il a la charge, toute la famille doit y mettre du sien.
Il faut s’assurer de garder la voie dégagée pour les camionneurs. Il fait toujours froid; il fait toujours nuit, dans l’Arctique. Malgré la nuit, je suis encore aux commandes. Je me sens bien dans cette mission que nous vivons.
Ma mère ouvre la porte pour vérifier. Elle est inquiète : « Tu es correct? Il y a longtemps que tu es dehors. Nettoyer l’entrée de la maison n’est pas si long. Ça va? » « — Oui, oui m’man. Je voulais juste faire une belle job. Je rentre, là. »
Dans le temps, je ne savais même pas que les routes de glace existaient. J’y pensais jamais. Ça ne faisait pas partie des projets. C’était juste que tant qu’à pelleter d’la neige, autant rêver big, hostie!
Des jours comme aujourd’hui, assis devant les flammes dansantes, elle me revient, cette entrée de maison bordée par une muraille de neige.
Quand je suis sur la route, la Dempster ou celle de glace en vue du relais d’Eagle Plains, ou de Lockhart, au milieu des opérateurs de graders ou de loaders géants, là aussi, elle me revient.
Des fois, les rêvasseries d’ados se transforment en style de vie. Même quand c’était pas un rêve.