C’était mon premier été à Old Crow. J’étais anxieux de rencontrer tous ceux dont j’avais entendu les noms dans des histoires les rendant légendes de leur vivant. Edna m’avait tant parlé de son grand-père John Joe Kykiavitchick, qu’elle vénérait. J’espère en passant que les Kykiavitchick me pardonneront si j’ai mal épelé leur nom. D’ailleurs, dans le temps de l’homme blanc, quand ils avaient rendu les inscriptions obligatoires, les prêtres anglicans chargés de cette tâche trouvaient eux aussi ce nom trop compliqué à épeler. Ils le changèrent donc pour Kay. C’était bien plus simple. Ses enfants s’appellent donc « Kay ». Les petits enfants par contre ont repris le nom honorable de leur grand-père avec fierté.
Mais John Joe le patriarche, je n’ai pas eu le temps de bien le connaître. Je n’ai connu que ses enfants et petits-enfants. À peine ai-je pu l’entrevoir une fois ou deux, entrant ou sortant de sa chambre qu’il occupait dorénavant de manière permanente. Il en était rendu à cette dernière étape de la vie où on espère beaucoup plus retrouver ceux partis depuis longtemps que de faire de nouvelles rencontres.
Le plus longtemps qu’il m’ait été donné de le voir fut ce jour-là où nous étions tous immobilisés sur le bord du chemin, le regardant passer dans son cercueil. Il était accompagné de ses proches marchant à ses côtés, qui étaient en fait tout le village au complet. C’est lors de cette marche silencieuse que je me remémorai cette histoire m’ayant fait le connaître avant même de mettre les pieds à Old Crow pour la première fois.
On était « jammés » à Eagle Plain un soir de blizzard. Pourtant, ce n’était même pas encore l’hiver; l’automne avancé, tout au plus. Il y avait beaucoup de monde. Probablement poussés par le besoin d’achats de dernière minute avant que la route ne ferme jusqu’aux Fêtes, ils revenaient de Whitehorse. « Jammés » là, eux aussi. Par ici, c’est pas le genre d’affaires qui contrarie. La route est fermée? On arrête.
Bob Gully d’Inuvik revenait d’une différente sorte de magasinage. Il ramenait avec lui deux gars de Dawson pour assembler une maison en bois rond qu’ils lui avaient préparée. Bob Gully aime les maisons. Quand même surprenant pour un Inuvialuit aux ancêtres nomades. Il en a quelques-unes. Le constructeur de celle-là et sa précédente n’était nul autre que Guimond. Ce trappeur québécois lui aussi légendaire faisait des maisons en bois rond en été entre ses trappes d’hiver.
Nous nous sommes retrouvés dans leur chambre. Il faisait bon sentir dans la chaleur les murs nous protéger du rugissement du vent qui arrivait à faire entendre sa voix jusque dans la lumière tamisée de la chambre un peu sombre.
C’était ma première année dans la région. Je m’informai d’Old Crow. C’est là qu’il me raconta l’histoire de John Joe. Son nom « Kykiavitchick » voudrait dire « celui qui distribue les flèches ». Apparemment, dans le temps de la guerre contre les Inuvialuits, lors d’une de ces escarmouches, jeune guerrier aguerri, il était arrivé les bras chargés de flèches. Il en avait fait la distribution à tous les siens. Le nom lui est resté.
Voilà pour la légende. Mais voici l’autre histoire que Guimond tenait surtout à me conter pour me démontrer toute son affection et admiration pour le vieux chasseur.
Un jour, seul sur le bord de la rivière, il aperçut un loup plutôt mal en point. Comme c’était le printemps, il se dit qu’il était probablement affamé. D’autres auraient dit l’avoir achevé par pitié. Mais pas lui. Il n’était pas affamé, lui. La chasse était bonne. Comme il avait grandi avec le principe de partager le manger avec ceux qui ont faim, partager avec le loup tombait sous le sens. Il retourna à son campement pour en revenir avec une fesse de caribou. Il la déposa sur la grève à sa portée. Sous l’œil attentionné de John Joe, le loup grugea dessus pendant des jours. Rassasié, ses forces retrouvées, il disparut enfin.
Quelque temps plus tard, toujours sur la même grève, John Joe aperçut une dizaine de caribous courir vers lui. Ayant depuis longtemps tronqué arc et flèches pour une carabine, il fut rapide sur la gâchette. Trois caribous tombèrent. Les autres étaient libres de continuer leur course. Ce n’est qu’après avoir tiré qu’il vit ce qui les faisait fuir. C’était son nouveau chum le loup. Il lui avait ramené ce troupeau pour le remercier. À preuve, quand John Joe eut abattu les caribous qu’il lui fallait, le loup freina sa poursuite et après l’avoir salué d’un signe de tête, retourna sur ses pas au petit trot, satisfait d’une mission bien accomplie.
Je le sais bien qu’il y a des cartésiens bien instruits qui trouveront toutes sortes d’explications pour transformer cette histoire en chimère. Mais à moins qu’ils puissent prouver le contraire, moi, c’est encore la version de Guimond et John Joe que je préfère. Elle est bien plus belle.
D’ailleurs, je les vois bien en ce moment en train de boire le thé ensemble avec des Frost ou Tetlichi (Charlie) sur le bord d’une rivière céleste, à rire en se racontant d’autres histoires à coucher dehors.