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le Mercredi 19 mai 2021 22:14 Divers

Eagle Plains

Photo Pixabay
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La plaine de l’aigle. Je l’aime bien cette traduction. Sauf que c’est quand même un drôle de nom pour un endroit perché si haut.

C’est au sommet d’une très haute corniche et non au milieu d’une plaine que ce relais est juché. Je ne sais pas si le nom vient des bâtisseurs de cet endroit, qui eux viennent des plaines. Peut-être auraient-ils emmené un peu de leur chez eux dans ce nom. Mais il n’y a pas à se tromper. C’est quand on vient du Nord qu’on peut constater combien haut il est perché. On voit sa lumière resplendir une bonne cinquantaine de kilomètres avant d’y arriver.

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Pas de confusion à y avoir. C’est la seule, brillant dans la nuit arctique entre les étoiles et les aurores, à ne jamais bouger. Arrivant du Sud, ce n’est que rendu à quelques kilomètres qu’on l’aperçoit. Mais des deux bords, du Sud ou du Nord, on n’en atteint le nid qu’après avoir gravi des montées des plus malcommodes. Elles sont épiques à envoyer dans le décor le premier à manquer de concentration.

Mais à mesure que le moteur, soulagé de cet ultime effort, diminue son beuglement, que le complexe apparaît devant le nez du camion qui se rabaisse, il est déjà temps d’annoncer au micro qu’on arrive à « Eagle », à l’aigle. On entre dans le stationnement comme un fier vaisseau entre au port après une houleuse traversée. On prend la cadence du grizzly à la démarche nonchalante, plus épeuré par rien au monde.

Ça arrive aussi qu’on y parvienne de peine et de misère en éclopé, les roues pleines de gravier grinçant de douleur. Peu importe. La première vérification va pour les autres camions qui ronronnent sagement dans le stationnement. S’il y en a plus d’une dizaine, c’est garanti que le côté nord est fermé par une barrière où de lumières rouges clignotent. Il y a blizzard dans l’air du côté de Huricane Alley.

S’accoster à côté des autres trucks devient réconfortant comme un bon bouillon. Après avoir roulé pendant des heures ou des jours dans le froid mordant, le vent violent, ou pire, le blizzard coupe-gorge des montagnes, on se sait en sécurité pour au moins la prochaine nuit. On sait qu’à l’intérieur il y aura à boire et à manger, et peut-être même de la bonne compagnie. Le vent pourra bien souffler la neige autant qu’il le voudra et le mercure valser à moins quarante, rien ne nous atteindra à l’intérieur.

Je dois m’arrêter ici sur cette lancée. Je pensais parler d’Eagle Plains surtout parce qu’il me rappelle tellement le film Bagdad café. Pour ceux qui ne le connaissent pas, disons en résumé que c’est l’histoire d’un relais perdu sur une route désertée par les voyageurs, qui lui préfèrent dorénavant une autre autoroute nouvellement construite.

Le cœur de cette histoire suit le personnel et les quelques habitués tous plus disjonctés les uns que les autres, qui en arrivent malgré tout à former un genre de famille. Voilà. Sauf que selon mon œil, le film, malgré son côté farfelu, c’est de la petite bière, comparé à Eagle Plains. Ça vaut la peine de voir ça. Je me préparais à en étaler le pourquoi du comment, en dépeignant certains de ces personnages plus que colorés qui y sont passés au cours des années.

J’ai été arrêté dans mon élan à cause d’un évènement. La « maîtresse de maison » de cet endroit hurluberlu, appelons-là ainsi, est… partie. Elle s’appelait Éléonore. Elle venait de l’Ontario. C’est la première personne que j’ai rencontrée quand j’y ai mis les pieds pour la première fois, il y a de ça beaucoup trop d’années déjà. Elle servait les déjeuners. Elle avait la personnalité flamboyante d’un comptable du fisc. Elle n’a jamais changé. Je peux compter sur les doigts d’une seule main les fois où je l’ai vu rire. Mon regard envers elle par contre, lui, a changé.

Avec le temps, sous ses airs froids comme le vent arctique dont elle s’était drapée, elle se découvrait ici et là aux habitués. Elle laissait entrevoir un cœur beaucoup plus chaleureux qu’on aurait pu le croire aux premiers abords. Au compte-gouttes toujours, et dans des gestes plus que subtils il est vrai, elle se laissait aussi aller envers ses accoutumés. Elle oubliait de charger le tarif à untel pour la douche, à un autre pour l’Internet. Elle a même fait le lavage des vêtements à certains pendant qu’ils allaient faire leur livraison à Inuvik. Pour une femme telle qu’elle, veuve de haut gradé de l’armée de surcroît, à cheval sur les principes comme un procureur du Roi, c’était plus qu’on pouvait demander.

Je me rappelle d’un soir où je m’y étais arrêté pour la nuit. Le restaurant et la station de gaz étaient fermés. L’endroit était désert autant qu’un soir de novembre peut l’être. Il ne restait que le bar encore ouvert où on y sert soupe et sandwich. C’était sombre comme si c’était éclairé au fanal. J’étais le seul client de la place. Elle remplaçait la serveuse habituelle. À ma grande surprise, elle a pris place sur le banc voisin. Elle m’a raconté pendant toute la soirée son amitié avec cette francophone de son Ontario natale. Ce fantôme d’un passé et d’un lieu lointains revenait dans des images floues et vaporeuses reprenant vie pour venir lui tenir compagnie ces soirs de grande solitude où nul autre être vivant ne se pointerait. Et moi, tout ce que j’entendais, c’était qu’elle m’aimait bien puisqu’elle daignait me présenter cette amie issue d’une autre vie.

Affaiblie par un cancer qu’elle traînait depuis une vingtaine d’années, les soixante-dix ans passés depuis longtemps, pleine de cash, propriétaire de quelques édifices, elle aurait pu prendre sa retraite depuis longtemps. Mais non. La dernière fois que je l’ai vue, elle servait les repas une assiette à la fois. La voyant se traîner les pieds dans des pantoufles qu’elle ne levait plus du sol, j’ai réalisé qu’elle ne partirait jamais.

Voilà comment la vie se définit pour certains. Les « misfits » ne sont pas tous des tatoués dysfonctionnels pas fiables pour cinq cents. Il y en a aussi qui sont drettes comme des barres, mais suffoquent dans la cohue. Dans cette vie comme dans l’autre, je la crois incapable de blairer la foule. Je m’attends donc à la voir errer dans les corridors, le bar ou la salle à manger pour longtemps encore.

Salut Éléonore.