Ça faisait longtemps que je n’avais pas écrit de chronique. Non pas que je n’écrivais pas, je devais avoir une quinzaine de pages ouvertes en même temps. Toutes sortes de pensées diverses. Mais chaque fois que je révisais l’une ou l’autre de ces pages, à travers quelque thème que ce soit (déblatérage, bitchage, souvenirs, beaucoup de souvenirs comme si j’allais mourir), les mêmes sensations en ressortaient : mélancolie, tristesse, frustration ou rage. C’est pourtant pas mon genre à moi ça. Il y a de ces poètes maudits qui sont convaincus que rien n’est plus important que partager avec des grands mots à cent piastres dans des livres ou des films, cette boue toxique dans laquelle ils se vautrent. Pour moi : c’est d’la marde! C’est le noyé entraînant consciemment au fond avec lui son sauveteur. C’est tellement facile. Des p’tites bêtes noires, on en a tous. Ça prend un rien pour les faire grossir. Un peu d’encouragement et elles s’enflent toutes seules. Mais au contraire, pour voir un mince filet de lumière entre de gros nuages, il faut vraiment focusser. Il faut se les secouer les puces.
Pourtant, en me relisant, je ne voyais rien de lumineux. Je nous ai même vus comme les renards parcourant les champs de mon enfance. Pendant quelques étés, il y en avait partout, tous plus menaçants les uns que les autres pour les marmottes, rats musqués et autres rongeurs ne demandant qu’à vivre paisiblement. Puis, ils disparaissaient graduellement à cause d’un quelconque virus. Mon père m’expliquait que c’était l’équilibre naturel. Le lien n’est pas dur à faire avec la situation présente. Nous ne serions rien de plus qu’une gang de renards régis par des petites bébêtes justicières. Même si c’est un peu vrai, ça ne se publie pas. Il y en a qui le prendrait mal.
Pourquoi tant de vague à l’âme? Ma vie n’avait pas changé tant que ça. Pour le travail c’était à quelque détail près toujours la même routine : rouler tout seul dans la toundra de l’Arctique. Avec en bonus, aux portes d’Inuvik ou de Whitehorse des pancartes remerciant les truckers. Pour couronner le tout, j’ai donné une ou deux interviews sur les complications de mon métier de travailleur essentiel en tant de pandémie. N’étant pas vraiment plus compliqué, ni moins ou plus essentiel qu’avant, et ne voulant surtout pas étaler mes états d’âme que cette pandémie engendrait, je ne savais trop quoi dire.
Puis finalement, les glaces du fleuve Mackenzie et de la Peel se sont cassées comme elles le font chaque année et la saison s’est terminée pour cinq à six semaines, le temps que la glace finisse de descendre et que les traversiers retournent à l’eau. Comme cet arrêt coïncide toujours avec le retour du beau temps, j’en profite pour me dégourdir le corps après un hiver paralysé sur un siège de truck. Le marteau et la scie remplacent les écrits. Les questions existentielles prennent le bord.
Puis à 16 h vendredi dernier, à l’aube du congé férié du mois de mai, comme cadeau, le premier ministre du Yukon nous a annoncé que le coronavirus est officiellement disparu du territoire depuis trois semaines. Le message était : « Le Yukon repart, mais on garde nos portes fermées aux étrangers. » Il y avait de quoi sauter au plafond. J’entendais d’ailleurs déjà des cris joie un peu partout dans le voisinage comme si on venait de gagner la coupe Stanley. Je me suis réfugié dans le salon, songeur, et une envie de pleurer. On dirait que je ne suis jamais content. Qu’est-ce qui se passe avec moi?
Ça a été long, mais je crois avoir mis le doigt sur le bobo. Depuis des années, j’ai l’impression de vivre à une portion de la cadence en constante accélération que la société semble s’être décidée à aller. Ça me donne la sensation d’être en apesanteur, en virevoltant légèrement comme un plume. Comme beaucoup d’autres Yukonneux d’ailleurs. On est, et fiers de l’être, définitivement plus lents que le reste de l’Occident. Tout arrive ici des années plus tard. Mais voilà. Maintenant, c’est le contraire. Le reste de la planète est toujours à peu près paralysé pendant que nous retrouvons graduellement notre vitesse de croisière. On va plus vite. On les dépasse tous. Comme le lièvre et la tortue. C’est ça qui me déstabilise et m’empêche de trop me réjouir. C’était pas supposé d’être comme ça. La nature est tellement omniprésente et puissante ici avec ce qui est bon et l’est moins, qu’elle ne nous donne autre choix que de vivre à son rythme. Nous ne lui imposons rien comme ailleurs. D’ailleurs, parlant d’elle, elle n’a pas de l’air de trop s’en bâdrer de nos soucis. Au contraire, elle semble même s’en accommoder. À ce qu’on dit, dans la plupart des lieux, les cieux sont plus dégagés qu’ils ne l’ont été depuis une éternité. Ici, rien n’a changé. Le ciel est toujours aussi bleu qu’il l’est tous les mois de mai. Les rivières ont recommencé à chanter au même temps de l’année. Les ours se sont réveillés comme à l’accoutumée. Les feuilles des arbres ont repoussé et les petits oiseaux et les grands sont revenus aussi pimpants qu’avant.
J’ai tellement hâte de voir le reste de l’humanité recommencer à fonctionner comme nous le faisons actuellement au diapason avec la nature qui nous entoure. Mais j’ai aussi peur que l’on récidive et retombe comme avant dans un rythme effarant.
Qu’est-ce qu’il faut en conclure? Qu’il faut avoir confiance en l’humain avec ce qu’il a de bon et de moins bon à offrir? Qu’il fera mieux cette fois? Ou sinon? Qu’aussitôt que la machine va recommencer à tourner, ça va presser pour écraser la pédale au plancher, pour regagner au plus sacrant tout ce temps perdu? Que tant qu’il aura de l’homme, il y aura de l’hommerie?
Pas certain, mais mon p’tit doigt me dit que ce sera un p’tit peu des deux. Il faut avoir confiance tout en restant méfiant. On apprendra sûrement quelque chose de bien de tout ça, mais ça va aussi presser pour oublier d’autres patentes.
Malgré tous nos défauts à nous les humains et ceux de notre mère la Terre, pas parfaite elle non plus, j’aimerais bien nous voir ensemble encore un bout de temps.