Revenu de mon dernier voyage hier soir, je dois avouer que je me sens un peu perdu. Je ne sais trop quoi penser. Je pourrais et peut-être je devrais… tout simplement me la boucler, terminer ce voyage et passer au suivant sans plus de cérémonie en fermant ce chapitre avec une page blanche.
L’hiver ayant encore un bon bout de chemin à faire avant de s’éclipser pour l’été, je n’ai pas de belle conclusion ressortant de ce nouvel événement. Pas de morale, ni d’épilogue profond ou de leçon à tirer de tout ça. Je me contenterai de raconter les faits et soyez libres d’en tirer vos conclusions.
Samedi passé. On roulait en direction nord vers Inuvik mon partenaire et moi. Lui, il en était à sa première run dans cette partie du pays ; il vient des prairies, les flatlands. La compagnie m’avait demandé de l’escorter pour l’occasion. Plusieurs ont peur juste à penser à faire les routes du Grand Nord, mais ça ne semblait pas être son cas.
Étant partis vers cinq heures du matin, nous avions déjà passé Stewart Crossing vers dix heures. Ça devait faire une vingtaine de minutes que nous roulions sur cette portion. Il était évident que la déneigeuse n’était pas passée depuis un jour ou deux au moins. La dernière bordée de neige était toujours étendue sur le chemin. Les bancs de neige des deux côtés s’allongeaient jusqu’au centre en entonnoir. Il peut être hasardeux d’aller s’aventurer trop près du bord où la neige peut nous saisir et nous siphonner en nous entraînant dans le décor.
On n’a qu’à observer les nombreuses sorties de route bien imprimées dans la neige pour comprendre. La plupart des habitants de Dawson le savent et se tiennent dans le milieu. Les rares véhicules rencontrés étaient très avares du chemin et dédaignaient à se tasser. Ils ne cédaient que le strict minimum. Dur de les blâmer. C’était un peu plus facile pour nous dans nos gros engins avec nos grosses roues, mais il fallait quand même ralentir ou carrément arrêter pour les laisser passer. Mais c’était plutôt tranquille sur le chemin ce jour-là jusqu’à ce que l’on arrive à une grosse courbe dans la montagne…
À cet endroit, un pick-up allant dans la même direction nous a immobilisés avec des feux clignotants. Un autre véhicule était aussi stationné dans la direction opposée. Passant tranquillement à côté du pick-up, je me trouvai à coller le bord extérieur du chemin donnant sur le ravin. En avant, une longue partie du banc de neige avait disparu pour faire place à de la neige brune. Ce ne fut pas long à imaginer ce qui s’était passé.
Je m’étirai le cou le plus que je pouvais vers le fond du ravin. Tout au bas, un semi-remorque gisait sur le côté, sur le bord du lac gelé : « Holy fuck! »
J’avisai mon partenaire avant de me stationner.Le conducteur du pick-up m’indiqua que quand le camion sortit de la courbe et l’aperçut, il voulut se tasser. Et voilà. « Le chauffeur est toujours là? » « Oui, il y est toujours. Je l’ai sorti de la cabine. Il ne peut pas marcher. Sa hanche le fait hurler. Il est frigorifié. » En même temps, une femme, la conductrice de l’autre véhicule, s’approchait avec des petits sacs de couchage. « C’est assez? » Que je demandai! « Non! », qu’elle répondît.
En fait, ma couverture est un sac de couchage conçu pour résister aux froids extrêmes. J’allai le chercher. Mais, honte à moi, je donnai le sac au fils adolescent de la femme pour l’emmener jusqu’au chauffeur. Je ne me voyais pas capable de regrimper ce ravin à quatre pattes dans la neige en grimpant un pas pour en glisser deux. Pour aider à descendre et remonter ce ravin, le type du pick-up sortit un câble de cent cinquante pieds, et on l’attacha à une roue de son camion. Il en manquait encore un bout. On y attacha une sangle de remorquage d’une douzaine de pieds. Il en manquait toujours, mais ça a suffi. La femme du type nous informa qu’elle avait réussi à trouver un signal et avait pu contacter les secours à Dawson. Le temps de regrouper le personnel et l’équipement nécessaire combiné à une heure et demie de route à faire, on en avait sûrement pour quelques heures avant qu’ils n’arrivent. Pas question de partir. Ils auraient besoin de beaucoup de bras pour secourir l’homme en bas.
Je regardais du haut le camion recouvert d’une couche de neige. Il avait arraché tous les arbres sur son passage. En bas près du lac, ils étaient gros. Je n’arrivais pas à identifier le nom de la compagnie. C’était une remorque réfrigérée, donc livraison de nourriture. Peut-être que je le connais. Je me résolus et descendis. Il était allongé sur les deux sacs de couchage de la femme et le mien le recouvrait. Du bon travail. Il avait une coupure profonde descendant du milieu du front jusqu’au nez. En plus de la hanche, il avait probablement une omoplate cassée. Je vis ses cigarettes et lui offris de lui en allumer une. Il déclina l’offre, ayant du mal à respirer. Il devait avoir aussi des côtes brisées. Mais à voir ce qu’il restait de sa cabine écrasée, c’était presque un miracle qu’il ne soit pas plus amoché.
Au bout de presque trois heures, un policier de Mayo est arrivé. Puis, un autre. Les secours ne tarderaient plus. Une demie-heure plus tard, pompiers et ambulanciers étaient sur place. Je remontai avec un ou deux pompiers pour aider les autres à tirer sur un des câbles attachés au brancard glissant sur un magic carpet. Nous étions en tout une dizaine de personnes pour cette opération.
Une fois en haut, les ambulanciers l’ont mis sur la civière qu’ils ont embarquée dans l’ambulance et sont partis. Un des policiers a pris nos noms en note et nous sommes repartis après avoir crinqué la chaufferette à fond. Il faisait -31 °C. J’étais gelé comme un raisin. Je suis repassé par là plus tard et évidemment, le camion y est toujours. Je me demande comment ils vont le sortir de là.