Il y a un bout de temps de ça, de par chez-nous dans le Sud, dans une conversation à bâtons rompus avec une parenté, je décrivais la très pauvre conception de mes comptoirs de cuisine à l’armature de tôle.
Soit à cause des tablettes trop basses, soit à cause des portes trop petites, les chaudrons étaient difficiles à engouffrer. Je racontais qu’un copain avait payé presque 400 000 $ pour sa maison qui elle, était équipée de comptoirs en plywood. Pour en rajouter, je lui parlai d’un autre de mes amis (pourtant électricien certifié pour les grands projets tels Syncrude) qui lui, dans sa maison autoconstruite, en plus de ses comptoiwrs en plywood teints à la va-comme-je-te-pousse, ce n’était que prises électriques installées aux mauvais endroits où l’on devait fermer l’interrupteur pour allumer la lumière.
Il me regarda d’un air ébahi en rétorquant avoir toujours cru que j’aimais vivre ici parce que tout était mieux.
À mon tour de le toiser avec de grands yeux : c’est le contraire.
Pour avoir jasé avec bien des Québécois sur ce sujet, tous s’accordent pour dire qu’à leur retour sur les terres ancestrales, ils se font irrémédiablement poser la question : « Pourquoi le Yukon? ».
Et toutes et tous conviennent que c’est une question à cent piastres. Comme s’il n’y avait qu’une seule et simple réponse. Beaucoup tentent tant bien que mal de balbutier quelques mots pas toujours très clairs. Mais après quelques secondes d’hésitation, au Québec, dans mon coin du moins, les silences dans une conversation sont perçus comme des menaces à… à je ne sais pas trop quoi au fait; en tout cas, ça a l’air grave. Alors, on aura tôt fait de passer à d’autres choses ou de répondre à notre place. Moi souvent, pendant que j’entends mon interlocuteur interpréter à sa manière ma raison de vivre ici pour combler mon silence, je me promets de vraiment me forcer à trouver une bonne réponse pour la prochaine fois que je me la ferai poser, cette question.
La tentation est souvent forte de voler la réponse d’une amie : « Au Yukon, on peut être qui l’on est vraiment. ». Elle me va comme un gant cette réponse.
Mais la plupart du temps, je réponds qu’ici, les standards sont moins élevés. Survivre seulement est fort acceptable comme but premier. Et quoi après? Il n’y a pas d’obligation pour rien d’autre après. Essayer de survivre est suffisant. Il y en a tout le temps qui arrivent ici avec ce seul but. Ce ne sont pas que les élites qui aboutissent ici. Loin de là.
Ça, ça éberlue. Pourquoi au grand Dieu, quiconque souhaiterait-il vivre dans un endroit où les standards sont si peu élevés?
Je les comprends de ne pas comprendre. Ce n’est pas ce qu’on apprend. « Se surpasser constamment, donner ses 150 %, se surspécialiser, toujours exiger plus et donner la meilleure qualité, relever de nouveaux défis (celle-là, j’y reviendrai un autre tantôt), adopter la pensée positive, ne voir que le verre à moitié plein » et toutes ces doctrines usées à la corde sont les valeurs qui nous sont inculquées dorénavant. Que ce soit à l’école, ou par les politiciens et leurs slogans, les penseurs payés pour penser à notre place, les télévisions, les radios, la publicité et j’en passe, tous vont dans la même direction : aller de l’avant au plus sacrant, mais bien entendu dans le respect de l’humain, de l’environnement et tout ce charabia. On n’a qu’à écouter une annonce de voiture, de jus ou de céréales. Tout est dedans. Du même souffle, on nous dit que la fin du monde est à notre porte.
Alors quoi? On nous suggère d’y arriver le plus tôt possible?
J’exagère, je sais. Mais il reste un fait; pendant un temps, j’y ai un peu cru à cette philosophie. À dire vrai, j’étais dedans jusqu’aux dents. Mais comme les valeurs changeaient tous les jours, mélangeant allègrement valeurs ancestrales et grandes avancées techno-informatiques (et ses possibilités infinies comme l’immortalité), submergé, j’ai commencé à étouffer. Rester à la page devenait trop compliqué.
Arrivé ici, il m’a pris un certain temps à me rendre compte que j’étais venu avec un bien plus gros bagage que celui contenu dans ma poche de voyage. Il m’a fallu en prendre conscience. J’ai fini par comprendre que ma soif d’apprendre à conjuguer toutes ces valeurs en constante mutation, par peur d’être dépassé, m’avait « fucké ».
Il m’a fallu désapprendre. J’ai dû fouiller dans mon bagage de connaissances et jeter tout ce qui à mes yeux était superflu. Elles se sont envolées quelque part dans la toundra le long du de la route Dempster. J’espère ne pas avoir trop contaminé.
Je n’ai pas désappris à lire, à écrire, à compter. J’espère seulement n’avoir gardé que l’essentiel et avoir appris à tasser ce qui ne compte pas vraiment. À regarder autrement.
Ça fait de la place. Maintenant, dans les bois, sur l’eau, dans le vent, je vois et ressens des trucs qui n’étaient pas là avant. Mais ça, c’est un autre sujet.
Je voulais seulement souligner que j’étais bien content de m’être délesté d’un paquet de bagages et avoir finalement appris à me déplacer léger.
Voilà peut-être une autre raison de « pourquoi le Yukon ».